"Une grâce étrange et navrante
Est dans le blanc trépas des lys !"


Tout sauf réviser pour un contrôle de latin. C'est que cette "certaine transparence glauque", cette "chose bleue et verte","lueur de gemme ou de regard" que recherche le duc de Fréneuse me semble tout de même bien plus intéressante que les subtilités du subjonctif latin ou encore (et surtout) les considérations de Macrobe à propos des néo-platoniciens ... J'ai donc terminé Monsieur de Phocas ce soir, après l'avoir un peu laissé traîner ces derniers jours, faute de temps.

En premier lieu, cet ouvrage se présente comme une véritable marquetterie littéraire : émaillé de citations, hanté de multiples références et allusions, le manuscrit se dérobe, toujours prêt à se dissimuler derrière les mots et les images des autres. Cela est mis en oeuvre jusque dans la trame même du livre, où un narrateur éphémère et particulièrement transparent nous dit transcrire le journal du duc de Fréneuse qui, son manuscrit confié à un inconnu, disparaît aussitôt en Orient. Le narrateur s'éclipse finalement bien vite pour nous livrer, d'un bout à l'autre, le contenu des feuillets qui lui ont été confiés, avant d'apposer ces derniers mots : "Ainsi finissait le manuscrit de M. de Phocas." Rien de plus. Aucun commentaire, aucune note. Comme s'il n'existait pas. Quant au contenu du journal, il est tout aussi problématique ! Le scripteur, tout en s'épanchant irrégulièrement sur son mal-être chronique, semble lui aussi menacé d'oubli et de disparition, supplanté par un ou deux personnages qui le hantent : Claudius Ethal et Thomas Welcôme. Leurs lettres, échanges et discours envahissent littéralement le propos du duc de Fréneuse, et le manuscrit que reçoit notre narrateur inexistant semble représenter davantage une confrontation entre ces trois personnages et leur vision respective du monde, qu'un véritable journal intime ... Finalement, Monsieur de Phocas intrigue, par l'artifice de son procédé, visant tout autre chose que le vraisemblable.

Roman à clés, il se fait l'écho des pratiques littéraires et artistiques de son temps, et ce sont autant de célébrités fantomatiques qui errent entre les pages du faux journal : au détour d'un chapitre on y croisera Sarah Bernhardt, Octave Mirbeau, Robert de Montesquiou, et beaucoup d'autres, figures souvent oubliées du XIXème siècle expirant. Plus intéressant encore, l'ouvrage résonne des mots des autres, fourmille d'allusions explicites (ou pas) à nombre d'œuvres extérieures, appartenant à la peinture, la sculpture ou l'art littéraire. La première, celle dans l'ombre de laquelle évolue Monsieur de Phocas n'est autre qu'A rebours : outre les vibrants éloges destinés à Gustave Moreau et à la fascination pour la figure de Salomé, certaines mentions (la hantise du dentiste, les pierreries de la princesse d'Eboli) donnent lieu à une évocation amusée du "roman à un personnage et sans parole" de Huysmans. Mais Jean Lorrain ne s'arrête pas là : on trouve ici un écho à Rachilde "Tous et toutes sentent en moi un être hors nature", là un autre à Mirbeau "turgides floraisons d'un jardin des supplices", des références à Barbey d'Aurevilly ou encore à Nodier (l'un des chapitres du livre s'intitulant "Smara" avec un seul 'r'). Et d'autres bien sûr, par ailleurs signalés dans le dossier de mon édition, mais qui, à la lecture, ne m'avait pas sauté aux yeux ...

J'énumère un peu, il m'est difficile de donner une structure stricte à propos d'un livre qui semble aussi volontairement décousu ... Ce qui m'a intéressé en premier lieu dans ce livre, c'est la résurgence de différents thèmes, parfois assez prisés à l'époque, et qui m'attiraient tout particulièrement. Le duc de Fréneuse est en effet caractérisé par son obcession des yeux et du regard. C'est par ailleurs le regard rêvé de la statue d'Antinoüs qui réveille ses hantises et le pousse à errer de part et d'autre du Paris 1900, dans l'espoir de dénicher quelque part ces mêmes yeux verts, si troublants qu'il avait imaginés devant le buste. Dès le départ, poussée dans cette direction par l'auteur même, j'ai pensé à L'homme au sable : c'est bien à "un personnage de conte d'Hoffman" que notre héros est apparenté, dès le début. Et à quelqu'un ayant subi une "fâcheuse anémie cérébrale", "lésion du cerveau ou dépression nerveuse." Les deux se tiennent, après tout. Revenons à ce regard : Fréneuse le cherche, désespérément, et un peu partout : dans les musées, auprès des femmes, prostituées et/ou danseuses, face à des poupées de cire au regard de mortes, dans l'Orient lointain ... Cela l'amène aussi auprès d'un peintre singulier, un peintre sans pinceau ni chevalet, à l'atelier vide : Claudius Ethal, réputé fin empoisonneur, et qui se targue de pouvoir soigner le duc de son mal. Or, une des choses que j'ai préférées dans cet étrange livre, ce sont justement ces évocations de regards dérobés, de masques aux yeux vides et à la bouche béante, ces descriptions de danseuses sur scène, pourtant si vite démythifiées, ces peurs face à des poupées de cire, cadavres immobiles figés dans leur putréfaction. L'Olympia du conte d'Hoffmann se heurte à l'image de Salomé, et à l'argot de la vulgaire danseuse que Lorrain semble se plaire à discréditer. Décalage entre un monde de rêve, de cauchemard et la réalité du monde.

Parce que malgré ses diverses divagations, les vers qu'il se plaît à recopier dans son journal, la longue évocation d'une rêverie d'opium, il semble que ce que ne supporte pas Fréneuse, c'est bien la réalité et la tristesse du monde, qui transparaissent toujours malgré le masque et l'artifice. Le maquillage ne semble être là que pour révéler plus encore la laideur et la vieillesse de la duchesse d'Althorneyshare et dans Monsieur de Phocas, chaque visage entraperçu à l'opéra, dans un cabaret, dans la rue, n'est qu'un masque vain, qui révèle plus qu'il ne cache. Ainsi, dans le chapitre intitulé Cloaca Maxima, Fréneuse nous confie : "Ce spectacle, je l'avais pourtant cent fois vu, et jamais je n'avais encore perçu avec tant d'acuité la laideur des masques ! Jamais, à travers le mensonge des parfums et des fards, mes narines n'avaient si cruellement démêlé l'atroce odeur de putréfaction d'une salle de théâtre. Toutes ces femmes et tous ces hommes dans ces loges, j'en connaissais les vices et les tares, les misères et les scandales, comme ils connaissaient, eux, la détresse de ma vie et les affreuses légendes chuchotées sur mon nom."

Le tableau vous semble peut-être bien noir, à première vue ... Le livre de Jean Lorrain se termine pourtant sur un semblant d'espoir. Cette chose indicible et verte qui hante sans cesse notre héros - pulsion meurtrière, désir irrépressible, malaise métaphysique - semble s'être tue, Après un acte
certes irréparable , mais qui fait office de libération. Ainsi, le journal se clôt sur un départ ; le duc de Fréneuse, renonçant à l'influence malsaine du peintre Ethal (sorte de mélange entre le peintre Basil et le lord Henri du Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde), se rebaptise M. de Phocas et part pour l'Égypte. La suite du manuscrit, promis au narrateur, n'arrivera jamais, et à l'annonce de ce voyage suit de près le mot "FIN".

Il est tard à présent, et j'estime avoir déjà beaucoup parlé. Je n'ai pas du tout rendu compte, loin de là, des multiples aspects de cette œuvre hybride qui me semble loin d'être parfaite, mais qui n'en demeure pas moins assez envoûtante. Je me suis laissée un peu emporter par cet ouvrage, sans doute parce que, par hasard, certaines peurs du duc de Fréneuse répondent un peu aux miennes. Ce fut en tout cas une plongée très plaisante dans l'univers de Jean Lorrain après la découverte, quelques mois plus tôt, de son Monsieur de Bougrelon. Une belle curiosité littéraire.



Visitez, à la suite du duc de Fréneuse, le musée de Gustave Moreau.

Images :
1. Robert de Montesquiou par Boldini
2. Statue aux yeux vides d'Antinoüs
3. Gustave Moreau - Les prétendants (détail)
4. Gustave Moreau (le titre du tableau dont est issu ce détail m'échappe ...)

~ Index des oeuvres ~

Après épuration des libellés, voici un index recensant chacune des Lectures publiées ici, permettant ainsi de retrouver rapidement un livre parmi les billets de ce blog. Après hésitation, je suis venue à cette solution là : remplacer mes libellés par un froid index ou replonger dans des questions de classification, de styles et d'époques me pesait trop. J'ai besoin de quelque chose d'à la fois pratique et intuitif. Alors il y aura ce flou que j'affectionne tant, et cet index perdu en plein milieu des pages.



Œuvres évoquées :

~ A
Austen Jane, Northanger Abbey
Aymé Marcel, La tête des autres

~ B
Barbey d'Aurevilly, Les diaboliques
Bertheroy Jean, Le mime Bathylle

Brontë Anne, La recluse de Wildfell Hall
Brontë Charlotte, Jane Eyre
Brontë Emily, Wuthering Heights


~ C
Chateaubriand, René
Clarke Susanna, Jonathan Strange & Mr Norrel
Cocteau, La machine infernale
Colette,
Sido

~ D
Darien, Le voleur
Defoe Daniel, Moll Flanders
Del Amo, Une éducation libertine
Dumas, Antony

~ E
Eekhoud, Escal-Vigor
Eliot George, Le Moulin sur la Floss


~ F

Flaubert Gustave, Salammbô
Flaubert, Madame Bovary
Flaubert, Bouvard et Pécuchet.

~ G
Galland, Les Mille et Une Nuits I
Gautier, Récits fantastiques
Gautier, Mademoiselle de Maupin
Gide, Paludes
Grimm, Contes


~ H
Huysmans, A rebours
Huysmans, En rade

~ I
Ibsen, Maison de poupées
Ibsen, Les Revenants
Ionesco, La cantatrice chauve


~ J
James Henri, Le tour d'écrou
James Henri, Daisy Miller
Jarry Alfred, Ubu roi
Jerome K. Jerome,
Trois hommes dans un bateau
Jollien Alexandre,
Le métier d'homme

~K
Kleist, La marquise d'O...

~L
Laclos, Les liaisons dangereuses
Laforgue, Moralités légendaires
Lorrain Jean, Monsieur de Bougrelon
Lorrain Jean, Monsieur de Phocas
Lorrain Jean, Princesses d'ivoire et d'ivresse
Loti Pierre, Pêcheurs d'Islande
Louÿs Pierre, Les aventures du roi Pausole

~ M
Maliki, Broie la vie en rose
Merimée Prosper, Carmen
Mirbeau Octave, Le journal d'une femme de chambre
Mirbeau Octave, Les 21 jours d'un neurasthénique
Mirbeau, Le jardin des supplices

~ N
Nerval Gérard de, Aurélia

~ O
Orsenna Erik, La grammaire est une chanson douce

~ P
Perry Anne, L'étrangleur de Cater Street
Peters Ellis, Trafic de reliques
Proust, Du côté de chez Swann I (suite)

~ R
Rachilde, Les Hors Nature
Radcliffe Ann, Les mystères d'Udolphe
Radiguet, Le diable au corps
Rodenbach, Bruges-la-Morte (extrait)
Rousseau, La Nouvelle Héloïse I

Rousseau, La Nouvelle Héloïse II
Rowling J.K, HP & the Deathly Hallows

~ S
Sand George, Pauline
Sarraute Nathalie, Tropismes
Sarraute Nathalie,
Pour un oui ou pour un non
Scarron, Le roman comique
Melle de Scudéry, Clélie histoire romaine
Shan Sa,
Impératrice
Shakespeare, Le songe d'une nuit d'été
Schwob Marcel, Cœur double
Stendhal,
Le rouge et le noir
Stendhal, La chartreuse de Parme
Stendhal, Armance
Strindberg, Mademoiselle Julie

~ T
Tchékhov, La cerisaie
Thackeray William Makepeace,
La Foire aux Vanités
Tinan Jean de, Penses-tu réussir !
Tolkien, Le Seigneur des Anneaux


~ V
Vallès, L'enfant (extrait)
Voisenon, Le sultan Misapouf et la princesse Grisemine

~ W

Waters Sarah, Du bout des doigts
Wilde Oscar, L'importance d'être Constant
Wilde Oscar, Salomé

~ Z
Zola Emile, Nana

~ * ~


Œuvres citées :

~ A
Alain, Le récit d'Er (Propos sur le bonheur)
Allais Alphonse, Le châtiment de la cuisson ...
Apollinaire, Nuit rhénane

~ B
Barbey d'Aurevilly, Emportement (L'ensorcelée)
Barthes Roland, Jouets (Mythologies)


~ C
Corbière Tristan, Petit mort pour rire

~ L

La Fontaine, Le savetier et le financier (Fables)
Laforgue,
Pierrots I (L'imitation de N-D la Lune)
Laforgue Jules, Crépusculaires
(L'imitation de N-D la Lune)
Lorrain Jean,
Salomé (Modernités)

~ M
Mille Pierre, Poèmes modernes (Le chat noir)
Musset, La nuit de décembre


~ P

Ponge Francis, Eclaircie en hiver

~ R
Rimbaud, Le bateau ivre
Rodenbach, Grisonnances (Bruges-la-Morte)

~ V

Vallès Jules, Des pronostications, de l'affection des pères aux enfants (L'enfant)
Verlaine, Le clown (Jadis et Naguère)


Petite note : Novembre avance, et le rythme de la fac va en s'intensifiant. Contrôles continus, devoirs divers, etc. Je risque donc, ces temps-ci, de m'absenter plus longuement, n'ayant pas le temps d'entreprendre de grosses lectures, encore moins d'écrire à leur propos ...Quoique ... Il faut croire que généralement, j'aime à me contredire un peu sur ce point. Je préfère toujours parler d'une bonne lecture plutôt que réviser des cours en prévision de questionnaires de contrôle ...

Reste tout de même à donner la raison d'être de cet article : mon ébauche de liste pour le Challenge ABC 2009. Comme je l'avais annoncé précédement dans ma note-bilan, je me suis de nouveau choisi un thème, afin de restreindre un peu mon champ d'investigation (tout de suite les grands mots !), et la restriction que j'ai décidé de m'imposer cette année, est une restriction de genre. J'aborderai donc des oeuvres théâtrales, sans limites chronologiques précises, sachant que je privilégie les classiques, et que j'ai tenté de viser la littérature française en particulier. Pourquoi le Théâtre ? Parce que ce thème offre le privilège de me pousser à choisir des livres assez courts, me laissant le temps de lire d'autres choses à côté, dans le cadre scolaire et surtout pour moi.
Je me suis portée vers ce choix suite à de judicieux conseils et en réponse à des cours qui ont ranimé certaines interrogations. J'espère que la lecture de pièces d'époque et de tons différents alimentera de façon féconde ma réflexion sur le théâtre, sachant que le monde du spectacle et de la scène m'a toujours attirée ... J'ajouterai enfin que la liste qui répond à cette restriction recoupe de nombreux éléments de ma PAL que j'aimerais bien lire enfin. Voilà pour les raisons principales.

Venons-en au vif du sujet : je présente encore une liste incomplète (j'ai renoncé à certaines lettres que je compenserai par une deuxième lecture ça et là histoire d'arriver au nombre de 26) ; j'ajouterai à cela que la liste se veut très ouverte, afin de coller au mieux à mes envies et possibilités de lecture du moment. Certaines lettres se verront donc associées à beaucoup de nom, le choix ou l'absence de choix viendra plus tard ... A présent, allons-y !

~ Lectures théâtrales ~

~ A
Marcel Aymé, La tête des autres (Lu !)
Adamov, La parodie (PAL)

~ B
Bertolt Brecht, Le cercle de craie caucasien (PAL)
Beckett, En attendant Godot (PAL)

~
C
Camus, Caligula (PAL)
Cocteau, La machine infernale (PAL)

~ D
Dumas père,
Anthony (Lu !)

~ E
Eschyle, Prométhée enchaîné

~ F
Feydeau, Le dindon (PAL)

~ G
Gorki, Les bas-fonds (Lu mais non chroniqué)
Jean Genet, Haute surveillance (PAL)
Goethe, Faust (PAL)

~ H
Hoffmannstahl, Le chevalier à la rose (PAL)

~ I
Ionesco, Les chaises / L'avenir est dans les oeufs / Jacques ou la soumisson (PAL)

~ J
Jarry,
Ubu roi (Lu !)

~ K
Kleist, Penthésilée
Koltès, ...

~ L
Lessing, Nathan le Sage (PAL)
Labiche, Un chapeau de paille d'Italie (PAL)

~ M
Marivaux, Les acteurs de bonne foi (Lu mais non chroniqué)
Mirbeau, Les affaires sont les affaires
Maeterlinck, L'oiseau bleu

~ N

~ O
Yoshi Oida, L'acteur invisible (PAL)
Ostrovski, La tempête (PAL)


~ P
Pirandello, Six personnages en quête d'auteur (PAL)

~ Q

~ R
Racine, Bajazet (PAL)

~ S
Strindberg, Mademoiselle Julie (Lu !)
Sartre, Nekrassov


~ T
Tchékov, La cerisaie (Lu mais non chroniqué)
Térence, ...

~ U

~V
Vigny, Chatterton (PAL)

~ W
Oscard Wilde,
Salomé (Lu !)
Wedekind, Lulu (PAL)

~ X, Y, Z

Image : Nijinski dans Petrouchka

Quelques mots, juste quelques mots à propos de cette pièce que j'ai (re)découverte ce week end, par une lecture à voix haute, en très bonne compagnie. Si je choisis de mettre ce "re" entre parenthèses, ce n'est pas pour rien : ma première lecture date de bien longtemps et, tout en trouvant ce texte "rigolo" ou encore "intéressant", je ne m'étais pas vraiment attardée dessus ... On ne peut pas dire qu'aujourd'hui, j'aie considérablement étudié le sujet, loin de là ; mais je ressens l'envie de laisser sur ce blog une trace de cette relecture.

"Mme Smith : Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l'eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith ..." (Première réplique de la pièce)


C'est alors qu'il s'évertue à apprendre l'anglais par la méthode Assimil qu'Eugène Ionesco remarque l'étrange banalité des phrases qui sont proposées et l'incongruité de leur enchaînement. Au tout début de la pièce, après un "long moment de silence anglais", Mme Smith monologue ainsi, rappelant son identité, précisant au sein de sa propre maison le nom et l'âge de ses enfants, procédant à des énumérations inouïes, et commentant longuement, non sans une certaine gravité, le repas du soir. Une scène(qui-se-veut)type du quotidien (intérieur bourgeois, l'homme lit son journal, la femme monologue en reprisant des chaussettes) perd peu à peu son sens à nos yeux : des répliques boursoufflées de lieux communs s'échangent, sans se répondre tout à fait. Œuvre sans véritable intrigue, La cantatrice chauve nous montre une soirée chez les Smith, anglais de bon sens, qui recevront les Martins, invités retardataires. S'ajouteront au quatuor la bonne des Smith, Mary, et le capitaine des pompiers, chargé de passer de maisons en maisons pour demander s'il n'y a pas un petit incendie à éteindre quelque part. Alors à proprement parler, il ne se passe pas grand chose ... Ionesco nous avait prévenu, et La cantatrice chauve expose sur la page de couverture la sous-titre Anti-pièce. Ce qui se joue au final, c'est l'absurdité du langage et de ses conventions, c'est aussi l'impossibilité d'entretenir de véritables rapports humains. La conversation entre les Smith et les Martin devient rapidement un monologue à plusieurs, où chacun parle, y va de sa petite histoire, de son petit proverbe, sans écouter ni entendre l'autre. Des rapports de force se dessinent, se renversent, et aboutissent à un formidable déferlement d'agressivité !



Par ailleurs, la pièce n'est pas dépourvue d'humour. On a eu tendance à dramatiser et assombrir le tout, insistant sur l'incapacité de communication et le dérèglement du monde. On peut lire ça en filigrane dans La cantatrice chauve. On peut aussi choisir d'exploiter son caractère ludique, en jouant la carte de l'humour. Ainsi, de nombreux metteurs en scène ont choisi de donner une tonalité plus grave aux retrouvailles entre les Martin, ces deux époux qui ne se reconnaissent pas et reconstituent doucement tous les endroits où ils auraient pu se croiser. Cette scène semblerait pourtant avoir un origine biographique : Ionesco et son épouse auraient été séparés accidentellement lors d'un trajet en métro, et celle-ci, en le retrouvant un peu plus tard, aurait par jeu fait mine de ne pas réellement le reconnaître ... Mais peu importe au fond, vu qu'à la lumière des révélations de Mary (qui est, en fait, Sherlock Holmes), nous apprenons que Mr Martin n'est pas Monsieur Martin et que Mme Martin n'est en aucun cas Mme Martin ... Seulement, ils ne le savent pas, ou ne veulent pas le savoir ...


La pièce se poursuit donc... Jusqu'à l'affrontement final. Les convives finissent en effet debout les uns en face des autres, à essayer de s'assommer à coup de proverbes et autres onomatopées ... Des phrases sans lien logique apparent se succèdent, énoncées sur le mode de la vérité révélée. Et c'est ainsi que les Smith et les Martin énoncent, d'abord calmement, des phrases telles que : "On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l'électricité ou au charbon" ; "Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !"; "J'aime mieux un oiseau dans un champ qu'une chaussette dans une brouette." avant de s'échauffer, prêts à se jeter les uns sur les autres, à grand renfort de mots exotiques, d'énumérations alphabétiques et de bruitages divers. Les mots sont alors chantés, hurlés, glissant presque vers l'incantation. Vidés de leur sens, pris pour leurs sonorités, déformés, avilis. L'arbitraire du langage nous apparaît en pleine lumière, dans ce déferlement de violence sonore et gestuelle ... Sur cette presque-dernière scène, le noir se fait. Silence (anglais). Et la pièce recommence : deux personnages, un homme et une femme (Les Smith, ou les Martin qu'on a substitués aux Smith, selon les mises en scène) dans des fauteuils (anglais). Dans la même situation qu'au tout début, la femme commence à monologuer, tandis que l'homme lui répond par des claquements de langue. Nous voilà pris dans un éternel recommencement, et les personnages recommencent à évoluer, proférant les mêmes répliques dénuées de sens, comme s'il ne s'était rien passé. Les voilà replongés dans la routine et la conformité quotidiennes, dénuées de sens, mais néanmoins là, rassurantes (ou pas). Rideau.

«L’absurde de Ionesco, c’était l’étonnement devant le quotidien, le lieu commun, la banalité anonyme des êtres.»
(Dumur)

Note : Merci à A.O pour quelques précieuses informations !


La clôture de mon premier Challenge ABC méritait bien une petite note, et, surtout, un bilan. (Pour consulter la liste, avec les liens vers les chroniques correspondantes, c'est ici ou ). J'en garde a posteriori une impression plutôt positive, avec de nombreuses découvertes, d'immenses coups de cœur, et ce malgré quelques erreurs de parcours.

~ Deux abandons, de rares déceptions.

Au fil de l'année, il y a eu en effet deux titres dont je n'ai pas réussi à venir à bout. Classiques parmi les classiques, ils n'ont pas retenu assez fortement mon attention, et plutôt que de me déchaîner dans un élan critique pour l'un et avouer ma complète perplexité pour l'autre, j'ai préféré me taire à leur sujet et passer à autre chose. Ces deux titres étaient Oliver Twist de Dickens d'une part, Histoires extraordinaires de Poe de l'autre.
J'ajouterais à cela une légère déception à l'égard de Jane Austen que beaucoup tiennent dans la Blogosphère pour un auteur de qualité. Pour ma part, l'ambiance de Northanger Abbey m'a déplu, et j'ai ressenti un certain ennui à la lecture, même si j'ai apprécié l'humour parodique de l'ouvrage. J'ai également émis quelques réserves à l'égard de George Eliot et de son Moulin sur la Floss, mais j'ai tout de même trouvé cette lecture intéressante.

~ Coups de coeurs et découvertes.

Grâce à ce Challenge, j'ai pas mal approfondi mes connaissances à propos de la littérature (romanesque) du XIXème siècle, jusqu'à découvrir des courants qui m'étaient inconnus. Je dois surtout à cette liste mes premiers accès à la littérature fin-de-siècle dans toute sa diversité. Je citerai donc quelques références, parmi cette liste. Toutes les lectures non citées ont eu le mérite de me plaire et de m'intéresser, mais il a bien fallu choisir (parfois difficilement) quelques titres qui sortent un peu du lot et rayonnent un peu plus à mon souvenir, afin de ne pas tout citer. Parmi les titres qui ont le plus retenu mon attention figurent donc (par ordre chronologique de lecture) :

  • Les mystères d'Udolphe d'Ann Radcliffe : ou comment trouver une oeuvre riche et intéressante là où on ne pensait trouver qu'un roman un peu trop désuet.
  • Jane Eyre de Charlotte Brontë : ma deuxième incursion dans l'univers des soeurs Brontë, à travers un roman que je souhaitais lire depuis belle lurette.
  • A rebours de Huysmans : LA révélation.
  • La foire aux Vanités de Thackeray : le roman qui m'a empêchée de croire au déferlement de pathos chez Dickens.
  • M. de Bougrelon de Jean Lorrain : ou les prémices d'une plongée dans la littérature fin-de-siècle.
  • Le journal d'une femme de chambre de Mirbeau : En lice avec A rebours pour le titre de "LA révélation".
  • La chartreuse de Parme de Stendhal : parce que Stendhal.*
  • Salammbô et Madame Bovary de Flaubert : parce que Flaubert.*
  • Le voleur de George Darien : Pareil que le livre d'Octave Mirbeau. Darien est un autre grand-oublié que nous devrions davantage écouter.
    *Argument spécieux.

~*~

Me voilà donc, 26 lectures plus tard, à annoncer fièrement le bouclage de ce premier challenge. Et malgré tous ces points positifs, j'ai quand même le sentiment d'être arrivée à bout de quelque chose de laborieux ... C'est que dans la liste que je m'étais constituée, il y avait tout de même quelques pavés, et que les lectures lourdes sont parfois difficilement conciliables avec le rythme scolaire. J'ajouterai aussi que j'ai eu une liste particulièrement mouvante, souhaitant coller au plus près de mes envies et ne pas transformer ce défi en quelque chose de contraignant et d'imposé. Le plaisir avant tout !
En conclusion, je dirai que je me lancerai dans l'aventure du Challenge 2009 avec plaisir, avec un thème bien précis qui imposera des lectures plus courtes ... Pas forcément plus simples. La liste apparaîtra bientôt et je peux déjà annoncer son thème directeur : mon Challenge ABC 2009 se composera en effet uniquement de lectures théâtrales.

Image : Renoir - La liseuse







Eh bien voilà, j'ai refermé Le Moulin sur la Floss de George Eliot, ultime ouvrage de mon programme de lecture pour le challenge ABC. Pour certains romans, quand je commence à écrire une introduction à mon billet, je sais déjà, à peu près, ce que j'ai envie de dire. Je me suis déjà forgé un jugement, bon ou mauvais, que j'étaye de quelques arguments. Ici, je me retrouve dans l'autre cas : je ne sais que penser de ce long roman. Un autre ouvrage lu dans le cadre du Challenge (Mademoiselle de Maupin) m'avait posé ce problème, mais dans une moindre mesure : ici, je ne sais vraiment sur quel pied danser ...


Le Moulin sur la Floss, datant de 1860, porte sur le début du XIXème siècle, à l'époque où Victoria n'était pas encore souveraine d'Angleterre. A travers le destin d'une famille, et en particulier de l'histoire d'un frère et d'une sœur, Tom et Maggie Tulliver, il nous conte le bouleversement que le monde anglais est en train de connaître. L'ère où la vapeur accélère tout, précipite des familles dans la faillite, en porte d'autres vers la prospérité. L'auteur semble se plaire à nous rappeler qu'à ce temps-là, les mentalités étaient différentes, et qu'une fortune se construisait petit à petit, au fil des générations. C'est bien ce qui s'est passé chez les Tulliver, qui vivent dans le moulin de Dorlcote depuis des générations. Nous suivons les jeunes années des deux petits derniers : Tom, petit garçon au grand sens de la justice et Maggie, jeune demoiselle de son temps, tiraillée entre les saillies de son caractère et la soumission qu'on lui demande.


Le premier attrait du Moulin sur la Floss a été, pour moi du moins, un attrait socio-historique : tout en peignant avec une certaine habileté la vie provinciale et campagnarde en Angleterre, George Eliot expose aussi, point par point, les différences fondamentales entre être un homme et être une femme dans la société telle qu'elle existait à l'époque. C'est particulièrement flagrant dans toute la partie qui concerne l'enfance où le frère clame haut et fort devant sa sœur sa fierté d'être un garçon , n'hésitant pas à la juger sévèrement et à la punir, en vertu d'une justice dont il croit être le seul représentant. Cependant, le déroulement des évènements nous fait voir en Maggie un personnage plus intelligent et plus ouvert aux sentiments des autres. Cette jeune fille de papier est un personnage tout à fait complexe, à la psychologie fouillée. On y retrouve une part de la romancière, qui y a transposé une part de ses propres expériences ; on y trouve aussi un être plus faible et plus hésitant qui se perd indéfiniment dans l'hésitation et le remord. Petite, elle se coupe les cheveux de rage avant de s'effondrer en pleurs à l'idée d'apparaître devant toute la famille. Jeune fille, elle se laisse emporter par le flux de ses passions, et part au loin avec le fiancé de sa cousine ... Pour revenir à Saint-Ogg, seule et non mariée, pour devenir la proie favorite des médisances de quartier. Maggie s'enlise dans des pulsions contradictoires, cherchant à se réfugier dans un mysticisme et d'un renoncement effrénés, avant de céder, blessées par tant de privations. L'amour même qu'elle porte à ses proches (à son père et à son frère surtout), à ses prétendants n'est pas sans ambigüités. Et c'est ainsi qu'elle oscille toujours, cherchant parfois à s'aliéner par amour de l'autre, parfois goûtant au plaisir orgueilleux d'être admirée.

A dire cela, cette jeune personne vous paraîtra peut-être particulièrement agaçante. A vrai dire, ce n'est pas vers elle que mes foudres de lectrice se sont dirigées, mais plutôt contre son frère. Les élans contradictoires de Maggie s'expliquent, ne serait-ce qu'en partie, par l'éducation qu'elle a reçue, la vie qu'elle a mené, l'environnement dans lequel elle a évolué. Consciente de certaines injustices, aveugles face à d'autres choses, elle aura tout de même gardé ne serait-ce qu'un peu de ce besoin d'indépendance qui la rendait si incontrôlable, enfant. Son frère Tom Tulliver est d'une tout autre trempe. D'un esprit lourd, engoncé dans des préjugés héréditaires, le jeune homme est à l'image de l'enfant et pense détenir la vérité absolue, monolithique, immuable. Et c'est en vertu de cette vérité qu'il juge, qu'il sanctionne, péremptoirement. Aux appels désespérés de Maggie après chaque erreur, il est le premier à lui tourner le dos et à la laisser en proie à ses angoisses. Avec la certitude du devoir accompli.


Ajoutons à cela que Le Moulin sur la Floss est servi par une écriture agréable, parfois poétique, et non dépourvue d'humour. Les portraits des oncles et tantes de la famille, de leurs attitudes tournant parfois à l'absurde, les considérations sur l'opinion publique et ses racontars, m'ont quelque fois fait sourire. Mais là n'est pas le ton principal de l'œuvre, et l'impression générale qu'on en tire à la lecture est beaucoup plus pessimiste. Le roman s'ouvre et se clôt presque sur la même image : celle de l'eau et de son flux incessant et changeant. A la douceur de la rivière endormie se succèdent tempêtes et inondations. Dynamique de vie, dynamique de mort : le cours d'eau qui fait vivre le moulin menace aussi parfois de la détruire. En cela, il n'est pas anodin de voir que la vie de Maggie est plusieurs fois rattachée à celle de l'eau, figure qui rythme les grandes étapes de sa vie, jusqu'à la fin ... "La destinée de Maggie nous est donc cachée pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."


Ces éléments contribuent à faire de ce long roman une oeuvre intéressante. Malgré cela, je ne peux m'empêcher d'émettre quelques réserves ... Outre que j'ai mis quelques temps à venir à bout de cette lecture, que j'ai trouvé assez longue, j'ai été assez gênée par la religiosité qui imprégnait parfois assez fortement le roman. Je m'explique : littéralement truffé de références bibliques, il nous livre aussi le récit d'une conversion au terme de longues et nombreuses souffrances. Tout en mettant en cause l'institution religieuse et la charité chrétienne, l'auteur les supplante par un idéal humaniste très fort. Jusque là encore, on pourrait me dire que ça reste bien gentil, et que ça n'entraîne pas forcément à conséquence ... Le problème à mes yeux demeure dans l'idéal du renoncement de soi et de son propre plaisir, aux yeux d'autrui. Le personnage de Maggie subit en effet une véritable tentation avant de renoncer à celui qu'elle aime, hantée par son passé et par la culpabilité, préférant réapparaître aux yeux de la société, crucifiée par l'opinion publique. Souffrances multipliées pour un personnage martyre, qui connaîtra enfin une forme de résurrection (en reproduisant étrangement l'histoire du mythe de Saint-Ogg, patron du village). Et là, je ne n'adhère plus, j'ai véritablement souffert lors de ma lecture en même temps que l'héroïne, en subissant les épreuves qu'elle s'impose d'elle même, dans un but d'expiation. D'ailleurs, je ne pense même pas qu'il y ait dans ce traitement de l'histoire une part de concessions faites à la mentalité de l'époque, où les scandales se déclaraient pour des choses qui aujourd'hui nous paraissent plus naturelles (quoique ...). Ce thème et ces images sont en effet fort mis en avant, surtout à la fin du roman, dans une symbolique récurente. Et la critique conserve ailleurs tout son piquant.


Pour conclure, je garde une impression assez mitigée à propos de cet ouvrage. Sans pour autant regretter de l'avoir lu. Il représente bien, à mon sens, une époque pleine de contradictions et de tensions internes, une société encore en pleine mutation où beaucoup de questions se posent. George Eliot porte un regard fin sur le rythme de vie d'une petite ville isolée, sur les dynamiques qui s'y succèdent. Ses analyses psychologiques demeurent par ailleurs souvent pertinentes, et tentent avec un effort appréciable de retracer le ressenti de l'enfance et de l'adolescence. Cependant, à ces images critiques, est donné une réponse qui est loin de me satisfaire, et va jusqu'à me gêner dans sa connotation. Bonheur et pêché s'opposent à douleur et repentir, dans une logique encore teintée d'une forte religiosité, où foi en dieu et foi en l'homme veulent se réunir.

~*~

Je terminerai tout de même par une citation, piochée parmi d'autres. Je termine ainsi sur d'autres mots que les miens, afin de laisser les lecteurs (s'ils sont arrivés jusque là) se forger un avis par eux-même. Après tout, peut-être que ces considérations n'ont gêné que moi. Voyez plutôt :

"Prendre Maggie par la main pour lui dire : 'Je ne veux croire aucun mal de vous sans preuve ; mes lèvres n'en diront pas, mes oreilles y resteront fermées ; car moi aussi je suis un mortel capable d'erreur, sujet aux chutes, ayant tendance à ne pas aller jusqu'au bout de mes efforts les plus sérieux ; votre sort a été plus pénible que le mien, votre tentation plus grande ; aidons-nous mutuellement à rester debout et à avancer sans rechute" - faire cela eût exigé du courage, une profonde pitié, une connaissance de soi-même et une confiance généreuse. Cela eût exigé un esprit qui ne trouvât aucun piquant à médire, qui ne se sentît pas grandi personnellement en condamnant les autres, qui ne se laissât pas abuser par des grands mots au point de croire que la vie peut avoir un but moral et une piété élevée en faisant l'économie d'une recherche active de la vérité, de la justice et de la charité totales envers chacuns des hommes et des femmes qui croisent notre chemin. Les dames de Saint-Ogg ne se laissaient pas séduire par de vastes conceptions spéculatives, mais elles avaient leur abstraction préférée, qu'elles appelaient "la société", qui leur servait à apaiser parfaitement leur conscience en faisant ce qui pouvait satisfaire leur égoïsme : penser et dire le plus de mal possible de Maggie Tulliver et lui tourner le dos."

Images :
1.Hacker - Lost parasol
2. Francis Danby, Disappointed Love


Nouveau visuel

* Soupir de soulagement ... * Enfin ! J'ai en-fin terminé ma dissertation sur la Clélie, après bien des heures, bien des erreurs ... et beaucoup de bonbons à la réglisse. Du coup, je me venge un peu, à ma façon, en installant sur ce blog une nouvelle mise en page. Pour fêter sa première centaine de messages, Plumes pouvait bien se transformer un peu ! Pardonnez les petits bouts de papier et les oublis un peu partout, avec tout ça, le blog est encore un peu en chantier ...


Sur ces entrefaites, je disparais de nouveau ... Mais j'espère, cette dissertation enfin terminée, trouver plus de temps pour mes lectures. Et j'avoue avoir hâte de terminer Le moulin sur la Floss pour attaquer quelque chose de nouveau ...
A bientôt pour de nouvelles aventures !

Image : Serial experiments Lain

En dehors du Challenge ABC que j'ai l'intention de retenter cette année (avec un nouveau thème), je me suis laissée tenter par un petit défi littéraire lancé par Grominou, intitulé le Blog-o-trésors. En quoi consiste-t-il ? Il suffit pour les participants de faire une liste de dix coups de coeur littéraires, toutes les listes seront regroupées, et il s'agira de lire quatre titres parmi tous ceux proposés ... Un challenge peu contraignant, basé sur l'échange de références, en somme.
Voici dix titres qui figurent dans mon petit panthéon imaginaire, en espérant que certains y piocheront peut-être quelque chose ...


~ Les liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos (J'en ai parlé ici)
~ Enfance, Nathalie Sarraute
~ Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir
~ Le songe d'une nuit d'été, Shakespeare (J'en ai parlé ici)
~ A rebours, Huysmans (J'en ai parlé ici)
~ La chartreuse de Parme, Stendhal (J'en ai parlé ici)
~ Le journal d'une femme de chambre, Mirbeau (J'en ai parlé ici)
~ Le voleur, Darien (J'en ai parlé ici)
~ Don Juan, Molière
et ... Dixième titre (oubli souligné par levraoueg) ~ Madame Bovary, Flaubert

Et comme l'a fait remarquer A.O dans les commentaires, ce petit billet est le 100ème publié sur Plumes ! Un chiffre tout rond qui ne signifie pas grand chose, peut-être, mais c'est assez plaisant de passer la barre de la centaine, après un an et demi de lectures ... En espérant que ça continue ! *Sourire*

Image : ashveenp on Deviantart

A l'heure où les catalogues de jouets envahissent nos boîtes aux lettres et où les rayons des supermarchés s'emplissent de chocolats et de cadeaux de Noël, pouvait-on trouver plus à propos ? Texte à découvrir et à méditer ... Bonne lecture !




.Jouets.

"Que l'adulte français voit l'Enfant comme un autre lui-même, il n'y en a pas de meilleur exemple que le jouet français. Les jouets courants sont essentiellement un microcosme adulte ; ils sont tous reproductions amoindries d'objets humains, comme si aux yeux du public l'enfant n'était en somme qu'un homme plus petit, un homunculus à qui il faut fournir des objets à sa taille.

Les formes inventées sont très rares : quelques jeux de construction, fondés sur le génie de la bricole, proposent seuls des formes dynamiques. Pour le reste, le jouet français signifie toujours quelque chose, et ce quelque chose est toujours entièrement socialisé, constitué par les mythes ou les techniques de la vie moderne adulte : l'Armée, la Radio, les Postes, la Médecine (trousses miniatures de médecin, salles d'opération pour poupées), la Coiffure d'Art (casques à onduler), l'Aviation (parachutistes), les Transports (Trains, Citroën [...], Stations-services), la Science (Jouets martiens).

Que les jouets français préfigurent littéralement l'univers des fonctions adultes ne peut évidement que préparer l'enfant à les accepter toutes, en lui constituant avant même qu'il réfléchisse l'alibi d'une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas. Le jouet livre ici le catalogue de tout ce dont l'adulte ne s'étonne pas : la guerre, la bureaucratie, la laideur, les Martiens, etc. Ce n'est pas tant, d'ailleurs, l'imitation qui est signe d'abdication, que sa littéralité : le jouet français est comme une tête réduite de Jivaro, où l'on retrouve à la taille d'une pomme les rides et les cheveux de l'adulte. Il existe par exemple des poupées qui urinent ; elles ont un oesophage, on leur donne le biberon, elles mouillent leurs langes ; bientôt, sans nul doute, le lait dans leur ventre se transformera en eau. On peut par là préparer la petite fille à la causalité ménagère, la "conditionner" à son futur rôle de mère. Seulement, devant cet univers d'objets fidèles et compliqués, l'enfant ne peut se constituer qu'en propriétaire, en usager, jamais en créateur ; il n'invente pas le monde, il l'utile : on lui prépare des gestes, sans aventure, sans étonnement et sans joie. On fait de lui un petit propriétaire pantouflard qui n'a même pas à inventer les ressorts de la causalité adulte ; on les lui fournit tous prêts : il n'a qu'à se servir, on ne lui donne jamais rien à parcourir. Le moindre jeu de construction, pourvu qu'il ne soit pas trop raffiné,, implique un apprentissage du monde bien différent : l'enfant n'y crée nullement des objets significatifs, il lui importe peu qu'ils aient un nom adulte : ce qu'il exerce, ce n'est pas un usage, c'est une démiurgie : il crée des formes qui marchent, qui roulent, il crée une vie, non une propriété ; les objets s'y conduisent eux-mêmes, ils n'y sont plus une matière inerte et compliquée dans le creux de la main. Mais cela est plus rare : le jouet français est d'ordinaire un jouet d'imitation, il veut faire des enfants usagers, non des enfants créateurs.

L'embourgeoisement du jouet ne se reconnaît pas seulement à ses formes, toutes fonctionnelles, mais aussi à sa substance. Les jouets courants sont d'une matière ingrate, produits d'une chimie, non d'une nature. Beaucoup son maintenant moulés dans des pâtes compliquées ; la matière plastique y a une apparence à la fois grossière et hygiénique, elle éteint le plaisir, la douceur, l'humanité du toucher. Un signe consternant, c'est la disparition progressive du bois, matière pourtant idéale par sa fermeté et sa tendreur, la chaleur naturelle de son contact ; le bois ôte, de toute forme qu'il soutient, la blessyre des angles trop vifs, le froid chimique du métal ; lorsque l'enfant le manie et le cogne, il ne vibre ni ne grince, il a un son sourd et net à la fois ; c'est une substance familière et poétique, qui laisse l'enfant dans une continuité de contact avec l'arbre, la table, le plancher. Le bois ne blesse, ni ne se détraque ; il ne casse pas, il s'use, peut durer longtemps, vivre avec l'enfant, modifier peu à peu les rapports de l'objet et de la main ; s'il meurt, c'est en diminuant, non en se gonflant, comme ces jouets mécaniques qui disparaissent sous la herni d'un ressirt détraqué. Le bois fait des objets essentiels, des objets de toujours. Or il n'y a presque plus de ces jouets en bois, de ces bergeries vosgiennes, possibles, il est vrai, dans un temps d'artisanat. Le jouet est désormais chimique, de substance et de couleur : son matériau même introduit à une cénesthésie* de l'usage, non du plaisir. Ces jouets meurent d'ailleurs très vite, et une fois morts, ils n'ont plus pour l'enfant aucune vie posthume."


*Définition sur l'ATILF : Sensibilité organique, émanant de l'ensemble des sensations internes, qui suscite chez l'être humain le sentiment général de son existence, indépendamment du rôle spécifique des sens.

Roland Barthes, Jouets dans Mythologies.

Image : riina on Deviantart

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