[Th] Antony, drame d'Alexandre Dumas

Alexandre Dumas est essentiellement connu pour ses romans feuilletons et ses grandes fresques historiques, encore populaires aujourd'hui. De son théâtre en revanche, on ne parle jamais. Il serait pourtant intéressant de réhabiliter le Dumas dramaturge, cet auteur qui participa, de près ou de loin, à la naissance et à l'évolution du drame romantique. Un an après la bataille d'Hernani, une pièce jouée au Théâtre de la Porte Saint-Martin rencontre un immense succès et créé l'évènement. Cette pièce, c'est Antony.



«Antony n’est point un drame, Antony n’est point une tragédie, Antony n’est point une pièce de théâtre, Antony est une scène d’amour, de jalousie, de colère, en cinq actes» déclare Dumas à son propos. Et il est vrai que cette pièce étonne par ses péripéties, ses folies, ses outrances. Assez sans doute pour paraître désuète aux yeux d'un lecteur d'aujourd'hui. Mais il suffit de se poser un instant, de considérer la pièce un peu plus longuement, de passer outre les grandes déclarations de deux amants contrariés pour découvrir un certain nombre d'éléments intéressants ...

Le personnage éponyme ne se réduit pas tout à fait au prototype d'un héros romantique imbibé de mélancolie, reflet d'un mal-du-siècle. Il y a une douleur profonde au fond du personnage d'Antony, mais contrairement à d'autres personnages qui aiment à se perdre en méditations et tergiversations, Antony agit. Avec impulsion et énergie. Mis au ban de la haute société parce qu'il ne porte pas de nom, désillusionné, il est l'incarnation d'une grande force vitale, d'une forme de fureur, souvent destructrice. L'attribut du personnage est d'ailleurs un poignard, montré plusieurs fois au spectateurs et dont le propriétaire semble plusieurs fois prêt à l'utiliser ... Confronté très tôt aux failles du milieu mondain, Antony remet en cause les fondements de l'organisation sociale, se dressant contre l'hypocrisie et les persifflages de salon. Et sa critique du monde n'est pas dénuée d'intérêt. Rejeté par les grands, dans l'impossibilité d'épouser celle qu'il aime, il souffre ; détaché du poids des convenances, délivré de toute attache, il est libre. Ce n'est pas le cas de sa bien-aimée, Adèle, mariée et mère d'une petite fille. Celle-ci, emportée ,sur le sillage d'Antony, dans les flots bouillonnants de la passion, se retrouve brisée par le monde qui l'entoure. Les calomnies, les allusions à son aventure la touchent de plein fouet et bien qu'elle veuille de tout cœur partir avec son amant, de nombreuses obligations la retiennent : la dignité du mari et, surtout, l'honneur de sa fille qui se verra perdue pour la faute de sa mère. Au final, les dogmes et coutumes du beau monde ne seraient-ils pas la cause de la funeste fin de nos héros ? Face au poids des convenances sociales et à l'hypocrisie des grands, Dumas nous présente un amour pur, désintéressé. Antony lui-même s'en fait le défenseur, en plein salon mondain, coupant net aux railleries de Madame des Camps, personnage secondaire uniquement connu pour ses médisances :

"ANTONY - Oui, je prendrais cette femme innocente et pure entre toutes les femmes, je montrerai son cœur aimant et candide, méconnu par cette société fausse, au cœur usé et corrompu ; je mettrais en opposition avec elle un de ces femmes dont toute la moralité serait l'adresse, qui ne fuirait pas le danger, parce qu'elle s'est depuis longtemps familiarisée avec lui ; qui abuserait de sa faiblesse de femme pour tuer lâchement une réputation de femme, comme un spadassin abuse de sa force pour tuer une existence d'homme ; je prouverais que la première des deux qui sera compromise sera la première femme honnête, et cela non point à défaut de vertu, mais par manque d'habitude ..."


Mais il y a plus encore : Antony, qui semble pourtant une pièce fort conventionnelle, implique une certaine forme de réflexion théâtrale, notamment au niveau de l'espace. Situé la plupart du temps en lieux clos, c'est comme si le drame demandait à s'élargir et à dépasser les limites de la scène. Ce qui a lieu, dès le premier acte, où Adèle a un accident de carrosse en coulisses et où les voix off et les bruitages retentissent sur scène. Plusieurs actions primordiales pour l'intrigue nous sont ainsi suggérées, presque mises sous les yeux du spectateur, et non plus simplement racontées comme dans le théâtre classique. Plus encore, certains actes demandent des astuces de mise en scène et une nouvelle façon de penser le décor. Je m'explique : dans l'acte III, Adèle fuit Antony pour retrouver son mari, mais doit faire escale dans une auberge. Ce dernier l'a précédée et trouve un stratagème pour pénétrer chez elle à son insu : les deux chambres, reliées entre elles, ont des portes qui ferment en dedans, mais communiquent par le balcon. Ainsi Antony rejoindra-t-il sa belle, passant par un balcon nécessairement visible au fond de la scène. La pièce, contrairement à d'autres titres de l'école romantique, est parfaitement jouable ; il n'empêche que ces subtilités décoratives invitent à repenser les problématiques de mise en scène, dans la perspective d'un théâtre moderne. Je reprends à la préface de mon édition une citation de Théophile Gautier qui va dans ce sens :

"Sans changements à vue, le drame moderne est impossible ; le drame moderne est complexe de sa nature, et représente une action sous plusieurs de ses faces, les combinaisons simples sont épuisées depuis longtemps ; or, comment encadrer une action multiple dans une décoration unique ou même changée d'acte en acte ?"

On pourra voir quelque chose de très mélodramatique et de très romanesque dans l'histoire d'Antony, et la violence des passions, si elle n'effraie pas, a de quoi faire sourire. A l'époque, la pièce créa l'évènement et marqua toute une génération : des gens comme Flaubert ou Baudelaire en parleront, et en termes élogieux. Création intéressante, Antony mélange un peu les registres : on rit aux spiritualités de salon, on sourit face à l'enjouée vicomtesse de Lacy mais on tremble devant la détermination du héros et on pleure au moment de l'issue fatale. Image de ce "quelque chose de maladif et de bâtard" (l'expression est du Dumas) propre à une époque et qui fit que le public se laissa prendre au jeu et s'enflamma devant ce spectacle de l'amour fou et de la fatalité sociale.
Ce fut pour moi une lecture plaisante, et qui fut l'occasion de donner un autre visage au théâtre de l'école "romantique"(que l'on réduit bien souvent aux drames de Hugo et à Lorenzaccio) tout en dévoilant une autre facette du populaire Alexandre Dumas.


Images :

1. Théâtre Saint-Martin
2. Dessin d'Antony par A. Johannot

5 billet(s):

J'ignorais en effet que Dumas avait écrit du théâtre.

mercredi, 04 février, 2009  

romantique qui a connu le plus grand succès à son époque, beaucoup plus que n'importe quelle pièce du pompeux Hugo. Mais enfin, Hugo a écrit la préface de Cromwell et Hernani et Ruy Blas sont en vers... C'est suffisant pour qu'on les considère plus apte à ennuyer les lycéens.

jeudi, 05 février, 2009  

Il manque le début de mon message : "Pourtant Antony est le drame romantique qui a connu le plus grand succès à son époque..."

jeudi, 05 février, 2009  

Dans mon inculture habituelle, je ne savais même pas que Dumas avait écrit du théâtre... merci pour l'info! :)

samedi, 07 février, 2009  

Dumas le père s'est fait supplanter par son Dumas de fils car "la dame aux camelias" est plus célèbre qu'"Antony".

Au fait Ryckner, que tu connais comme critique, ne démérite pas comme écrivain, avec "NUR"
http://grain-de-sel.cultureforum.net/auteurs-francais-et-d-expression-francaise-f3/arnaud-rykner-t4999.htm#105629

dimanche, 08 février, 2009  

Article plus récent Article plus ancien Accueil