Misère de misère ! Nous sommes déjà le 28, et j'ai failli manquer de placer ici un texte du mois. Pour rester dans l'atmosphère du moment (voir les billets environnants), voici un texte publié dans le célèbre Chat noir par Pierre Mille. Un magnifique morceau d'humour, pour tous les amateurs d'analyse littéraire. Le texte est long, mais il vaut le détour.

Initialement publié dans Le chat noir, 10 mars 1887.


Notre grand poète Hayma Beyzar, chef de l'Ecole électro-suggestive, est sur le point de livrer à la publicité une série de poèmes destinés à un géraudélesque retentissement: le Chat-Noir, au prix des plus grands sacrifices, a obtenu communication des bonnes feuilles de cette oeuvre unique en son genre.
C'est, en la poétique et géniale instrumentation, la réalisation stupéfiante du rêve poursuivi jusqu'ici par la jeune Ecole : l'immensité de l'idée, en
l'indéfinie concentration de la forme.
Conspuant la vieillotte conception des antiques gâcheurs de rimes, amplification affadie d'un thème en outrées et déclamatoires redondances indigent, le génie himalayesque du jeune Maître ne demande qu'au choc d'un mot -un seul - d'une syllabe même, la fulgurante étincelle qui éveillera chez le lecteur le courant sympathique et isotherme à celui du poète, et l'entraînera à sa suite dans l'inifini insondable des vides hypersidéraux.
Voici le joyau, en sa gigantesque simplicité :

LES EXTASES
Poème monosyllabique
par

HAYMA BEYZAR
OH !!
Fin

Nous ne ferons pas à nos lecteurs l'injure de paraphraser la pensée de l'auteur, limpide pour les initiés suffisamment.
Cependant, pour les quelques aveugles de l'autre côté du pont des Arts qui achèteraient ce numéro comme premier fascicule des Oeuvres complètes de M. Ohnet (le plus grand succès du siècle), nous nous faisons un devoir de souligner l'idée d'une glose timide et sommaire.
Dans le vocable générateur, ou mieux communicateur « oh ! », on re- marque qu'il convient de distinguer

La sonorité, ainsi que le grave bruissement des eaux des lacs, ou la mystérieuse harmonie des mondes, vague et voilée.

La couleur, violâtre et effacée, faisait songer aux horizons crépusculaires d'une mélancolique fin d'automne, ou, sous les primes attiédies d'avril, les parfums des grands bois.

L'odeur, affinée et délicate, comme de vanille subtilisée, — suaves senteurs de la vierge aux commençantes palpitations de son intimité charnelle émue.

L'articulation, douce, tendre, terminée par une quasi muette expiration signifiant palpitation ou presque ressaisi aveu, ravie adoration ; — ou forte, rude, avec finale râlante, exprimant la souffrance et réveillant la perturbation anhélante du pneumo-gastrique.

Les acceptions immédiates» : Prière, — Admiration, — Rêve, — Ivresse, — Elan, — Indifférence, — Doute, — Horripilation, — Souffrance, — Mépris, — Colère, — Reproche, — Horreur, — avec toutes leurs nuances.

Les acceptions homonymiques : Eaux, — Haut, — Os ; d'où envolement vers les cimes, les mers, les fortunes, — retour à l'origine squelettique des organismes.

Le sens hermétique ou symbolique ancien : « Ho.. », cryptogramme de l'homuncule ou microcosme — aperçu des mystères alchimiques et biologiques.

Le sens symbolique actuel ; « O», Ligne de Batignolles-Clichy-Odéon, lanternes rouges, idée apocalyptique de l'œil monstrueux des civilisations.

La notation chimique correspondante : «O », Oxygène, principe inéluctable de la vie organisée.

10° La notation algébrique "0", zéro, symbole du néant, simple neutralisation de l'Universel, qui y subsiste à l'état d'impérissable germe.

11° Toutes les notions inverses et anti-typiques qui se dégagent, par voie de contraste, des précédentes.

Si l'on analyse, disons-nous, l'ensemble des impressions virtuellement contenues dans le monosyllabe communicateur; — si l'on songe que de cette articulation naissent invinciblement, par un merveilleux procédé, par un mécanisme d'une admirable simplicité, des images, des sensations, des conceptions infiniment variées, d'une poésie tour à tour hiératique, macabre, tendre, voluptueuse, gourmande, hilare ou philosophique, d'une réalité d'autant plus intense que le sujet les a lui-même crées, sous l'effort d'assimilation terminologique ; — si l'on se rend compte qu'un mot suffit pour vous faire errer à travers les splendeurs d'un visible univers [...], on est contraint de proclamer qu'on se trouve ici en présence de la plus haute expression de la Poésie [...], qu'elle réalise enfin la condensation géniale et radieuse de l'UNIVERSEL.

Pour paraître prochainement, — Léon Vanier, éditeur :

Ah ! (Les ravissements), un vol. in-32 avec planches.
Eh ! (Les indignations), d° d°
Hi ! (Les Gaités), d° d°
Hue ! (Les Chevauchées) d° d°


Les italiques du texte ont été remplacés par des caractères gras.
(Texte publié aujourd'hui dans l'anthologie Poètes du chat Noir)

Image : Steinlen - Affiche Chat noir

Ayant changé de projet pour mon challenge ABC, je ne souhaite pas pour autnt abandonner mon ancienne liste. J'en fais donc un challenge personnel, sans limite de temps. Je modifierai cette liste au fur et à mesure de mes lectures, qui seront sans doute un peu plus espacées. Le but, sur le long terme, est bien entendu de boucler cette liste d'ouvrages qui figurent depuis un bon moment dans ma bibliothèque.



~ Lectures théâtrales ~

~ A
Marcel Aymé, La tête des autres (Lu !)
Adamov, La parodie (PAL)

~ B
Bertolt Brecht, Le cercle de craie caucasien (PAL)
Beckett, En attendant Godot (PAL)

~ C
Cocteau, La machine infernale (Lu !)
Camus, Caligula (PAL)

~ D
Dumas père, Anthony (Lu !)

~ E
Eschyle, Prométhée enchaîné

~ F
Feydeau, Le dindon (PAL)

~ G
Gorki, Les bas-fonds (Lu mais non chroniqué)
Jean Genet, Haute surveillance (PAL)
Goethe, Faust (PAL)

~ H
Hoffmannstahl, Le chevalier à la rose (PAL)

~ I
Ionesco, Victimes du devoir (PAL)

~ J
Jarry, Ubu roi (Lu !)

~ K
Kleist, Penthésilée
Koltès, ...

~ L
Lessing, Nathan le Sage (PAL)
Labiche, Un chapeau de paille d'Italie (PAL)

~ M
Marivaux, Les acteurs de bonne foi (Lu mais non chroniqué)
Mirbeau, Les affaires sont les affaires
Maeterlinck, L'oiseau bleu

~ N

~ O
Yoshi Oida, L'acteur invisible (PAL)
Ostrovski, La tempête (PAL)


~ P
Pirandello, Six personnages en quête d'auteur (PAL)

~ Q

~ R
Racine, Bajazet (PAL)

~ S
Strindberg, Mademoiselle Julie (Lu !)
Sartre, Nekrassov


~ T
Tchékov, La cerisaie (Lu !)
Térence, ...

~ U

~V
Vigny, Chatterton (PAL)

~ W
Oscard Wilde, Salomé (Lu !)
Wedekind, Lulu (PAL)

~ X, Y, Z

C'est après une convalescence inattendue que je reviens sur Plumes vous parler de Marcel Schwob - ou plutôt, vous expliquer un peu pourquoi je n'arrive pas à en parler. J'ai en effet repris goût à la lecture par la découverte de Cœur double, recueil publié en 1891. Mentionné par Wilde pour avoir corrigé les épreuves de Salomé, dédicataire d'Ubu roi, ce mystérieux bonhomme, illustre oublié d'aujourd'hui, a été au cœur de la vie littéraire de la fin du XIXème siècle.

Voilà qui pouvait m'intéresser.
J'ai donc lu, cursivement, ce premier recueil, constitué de nombreux contes et nouvelles. Et j'ai voulu ensuite, dans toute ma candeur de jeune lectrice, vous en parler. C'est là que le bât blesse. Car Marcel Schwob, cet "indéchiffré", ne se laisse pas saisir comme cela aussi facilement, et si j'ai beaucoup apprécié Cœur double, je me vois presqu'incapable d'en parler sans généralisations grossières et confusions éhontées. ( ! )

~ * ~

Parler de tout un recueil relève toujours plus ou moins de la gageüre : il n'est pas forcément facile de rassembler des impressions éparses et de retrouver clairement une unité dans le rassemblement des textes. En ce qui concerne Marcel Schwob, je me suis retrouvée entre deux fronts : d'une part, j'ai senti au fil de ma lecture, une évolution certaine d'une nouvelle à l'autre, un glissement qui s'opère peu à peu ; d'autre part, chaque récit comporte son originalité propre, avec de grandes variations de ton et d'ambiance d'un texte à l'autre. Le recueil se divise d'ailleurs lui-même en deux parties parfaitement distinctes : Cœur double et La légende des gueux qui, si elles traitent toutes deux des différentes acceptions de la "Terreur" et de la "Pitié", les placent sur des plans différents. Mais, me demanderez-vous, quelle est cette histoire de terreur et de pitié ? L'auteur s'en explique longuement dans une préface où , tout en posant les fondements d'une esthétique nouvelle, il expose une conception tragique de l'homme.


Selon Marcel Schwob, "le cœur de l'homme est double ; l'égoïsme y balance la charité." C'est cette dialectique qui est sans cesse donnée à voir dans les nouvelles du recueil : d'abord au sein de la vie individuelle puis, plus largement, d'un point de vue historique et légendaire. Respectivement, première et deuxième partie du recueil. Partant de ce constat (les deux parts distinctes et contradictoires du cœur humain), Marcel Schwob nous présente une succession de récits étranges, grotesques et inquiétants, où l'individu se trouve confronté à un alter ego effrayant, menaçant ou castrateur ; donnant à voir la part de mystère irréductible à chaque être, ouvrant "comme une ouverture blafarde sur l'inconnu". A travers ce thème, Marcel Schwob s'intéresse finalement à l'inclassable et à l'extraordinaire, s'opposant frontalement aux tentatives du naturalisme. Refusant le positivisme, il prône la liberté de l'art, et se concentre sur l'étrange, le mouvant et le contingent. Ainsi déclare-t-il dans sa préface :
La science cherche le général par le nécessaire; l'art doit chercher le général par le contingent ; pour la science le monde est lié et déterminé ; pour l'art le monde est discontinu et libre ; la science découvre la généralité extensive ; l'art doit faire sentir la généralité intensive ; si le domaine de la science est le déterminisme, le domaine de l'art est la liberté."


De cette expérience, je retiens surtout un réel plaisir de lecture. Tout en mouvance et en métamorphoses, la prose de Marcel Schwob m'a semblé d'une remarquable fluidité. D'une nouvelle à l'autre, l'auteur se joue des niveaux de langue, alterne vocabulaire savant, mots étrangers, argot populaire et langue d'autrefois. Termes rabelaisiens, mots latins et expressions vieillies se superposent, presque naturellement. Ces écrits relèvent pour une bonne part d'une littérature érudite, exploitant anecdotes historiques et faits de langue d'un autre temps. Et cela, au service d'une esthétique nouvelle, et d'un travail sur le verbe qui tient souvent de la poésie. Ce qui leur confère un charme tout particulier. Et c'est dans une agréable galerie de portraits, surprenante par sa diversité, que je me suis laissée emmener ... Il est amusant d'ailleurs de noter l'aisance avec laquelle Schwob passe du conte à la nouvelle. Dans Cœur double, on touchera parfois au légendaire en lisant des contes allégoriques, mythologiques ou historiques (le premier texte a tout de même pour titre "Les stryges"), et parfois l'on évoluera dans un univers tout ce qu'il y a de plus contemporain, en entendant, au détour d'un wagon de chemin de fer ou des fumées d'une fumerie d'opium, un peu d'argot des boulevards. Conte ou nouvelle, il n'en demeure pas moins que le récit est porté par une langue riche, et habilement travaillée.

~ * ~

Voilà pour exemple quelques éléments que j'aurais pu relever si j'avais réellement fait une note sur Marcel Schwob. Seulement voilà : plusieurs fois j'ai eu l'impression, alors que je m'efforçais à écrire quelque chose sur ce livre, qu'il me manquait quelque chose pour en pénétrer tout le sens. L'œuvre que j'ai lu ne déborde-t-elle pas un peu trop le propos théorique tenu par l'auteur ? N'y a-t-il pas quelque chose d'autre qui dort, entre ces lignes ? A la fin de cette lecture, j'ai eu envie d'en savoir plus ... Et pour l'instant, je n'en sais pas plus.


Pourquoi vous en parler alors ? Parce que Coeur double rouvre mon champ d'investigations au sein de la littérature fin-de-siècle et qu'il est en ce sens, assez symptomatique de mes menus problèmes de lectrice, quand je plonge dans une oeuvre de ce type : je découvre, j'adore, je n'ai encore que peu d'éléments pour comprendre. Parce que malgré tout, j'avais envie de partager les quelques éléments que j'ai pu retenir et d'en garder une trace quelque part. Enfin et surtout parce que ce livre m'a procuré un réel plaisir de lecture, me tirant, symboliquement, de ma période de convalescence. Et bien qu'il tienne d'une littérature érudite, piochant dans une matière historique et linguistique pas toujours connue, Coeur double est un délice de lecture, baigné d'humour noir et d'horreur amusée, dans des nouvelles plus surprenantes les unes que les autres.*

Sur ce, je félicite le patient lecteur qui a su me suivre dans ces pérégrinations, et je vous souhaite à tous d'agréables pérégrinations littéraires !

*Par ailleurs, je subodore que vous réentendrez parler de ce bonhomme à un moment ou à un autre. Outre le fait que je pense parler plus précisément d'une nouvelle ou deux de ce recueil, histoire de donner une idée plus précise de son contenu, mon édition comprend un livre plus court et à portée plus philosophique intitulé Le livre de Monelle que je compte bien lire un de ces jours. Enfin, comme je n'aime pas rester sur un relatif échec (il m'a tout de même fallu user de moyens détournés pour écrire tout ceci), j'espère pouvoir me documenter davantage, histoire, peut-être, de parler plus précisément de cet auteur un jour.

Images :
Désolée pour cette surcharge de symbolisme.
1. Puvis de Chavannes - Allégorie de la vie
2. Fernand Khnopff - Le sphynx
3. Gustav Klimt, mais horizontal.

Quel étrange personnage que ce Barbey d'Aurevilly ! Voilà le deuxième livre que je lis de lui, et je ne parviens toujours pas à me sentir à l'aise avec ce drôle de bonhomme ... J'ai fini aujourd'hui Les diaboliques, recueil de six nouvelles publié en 1874, et je dois avouer que ce fut une lecture plutôt longue et parfois assez laborieuse. Ce qui ne m'a pas empêchée de relever, aidée par une préface très intéressante, de nombreux éléments de réflexion. Je pense d'ailleurs avoir mieux compris ce qui m'attirait chez Barbey d'Aurevilly, alors qu'on ne peut pas dire que je partage ses opinions, politiques ou religieuses ...
Le titre choisi par l'auteur est plutôt éloquent, et il suffit de lire ces quelques mots de sa préface pour ôter au potentiel lecteur le moindre doute : qu'il s'attende à lire des histoires tragiques. L'auteur, en effet, annonce son ouvrage en se termes : "L'art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un œil bleu et un œil noir. Voici l'œil noir dessiné à l'encre - à l'encre de la petite vertu."

Et en effet, il y a de quoi - sous réserve de n'être pas totalement blasé - frissonner. Voyez plutôt : meurtre, mutilation, vengeance destructrice, profanation des restes d'un enfant, ... Tout ou presque y passe. Nos diaboliques (des femmes, bien évidemment) attirent, fascinent, et terrorisent à la fois. Cela pour plusieurs raisons. La première parce que ces personnages se caractérisent par leur excès. Monstrueuses, ces femmes ne sont que démesures : plongeant dans le crime jusqu'au coup, elles atteignent finalement une forme de sublime. Inquiétantes et insaisissables, ce sont des hyperboles ambulantes. La seconde car l'intrigue n'est jamais complètement expliquée : ainsi, chacune des six histoires comporte des zones d'ombre. Et chaque femme étant décrite par des témoins extérieurs, il est finalement impossible au lecteur comme au narrateur de comprendre véritablement le fin mot de l'histoire. Afin d'entretenir ce lourd mystère qui plane d'un bout à l'autre du recueil, Barbey d'Aurevilly se plaît à répéter (à chaque nouvelle, ce qui en deviendrait presque lassant) que la femme qu'il nous décrit est un sphinx : incompréhensible, lointaine, elle est un modèle d'impassibilité. Ainsi disait Brassard d'Alberte dans Le rideau cramoisi : "Les nuits qu'elle venait, elle n'avait ni plus d'abandon, ni plus de paroles, et [...] elle fut toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu'elle était venue. Tout au plus un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l'image se multipliait autour de moi, dans cette appartement Empire." Vivantes énigmes, ces femmes se caractérisent également par des étrangetés, des anomalies, des incompatibilités physiques. Rosalba est une "Messaline-Vierge" (est-ce possible ? Messaline est tout de même le modèle type de la courtisane) tandis qu'Hauteclaire se caractérise par sa force et sa maculinité. Le couple fusionnel qu'elle forme avec Savigny en va jusqu'à brouiller les déterminations sexuelles : "Chose étrange ! dans le rapprochement de ce beau couple, c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les nerfs !" Fascinantes et sublimes dans leur dépravation, les diaboliques apparaissent alors comme la preuve vivante qu'il existe quelque chose d'insaisissable qui nous échappe, et qui échappera toujours, malgré les progrès scientifiques ...

Barbey d'Aurevilly écrit dans une période où les sciences positives jouissent d'une grande ferveur. L'auteur s'oppose en effet à la mentalité de son temps, à une société industrielle et marchande qu'il exècre. Le sérieux bourgeois assèche et réduit le réel, condamnant des générations à un ennui caractérisé. Contre un "monde de gravité gourmée", Barbey décrit avec poésie un réel multiple et changeant, qu'il serait réducteur de ranger dans des cases. Il se définit ainsi contre "les rainures d'une civilisation qui a ses proportions géométriques et ses précisions impérieuses". Tout ce que ne sont pas les Diaboliques. Seulement voilà : l'auteur oppose à cela une nostalgie de l'aristocratie d'Ancien Régime et du beau temps de la Royauté. Par le rêve et la poésie, il se plaît à décrire les dernières heures d'une caste en train de s'éteindre, en ces temps de décadence. Jeunes filles pâles refusant le mariage, caractères déplacés en cette époque trop molle et trop sérieuses à la fois, tous brisés, les personnages sortent de leur cadre et semblent vouloir s'échapper de leur temps, de leur époque. Au final, je me rends compte que j'aime lire Barbey d'Aurevilly, car sa dénonciation de la société bourgeoise me semble pertinente, tout en ne pouvant souscrire à la moindre de ses propositions ...



Le problème est le même pour la dimension religieuse des Diaboliques ... Au départ, le but recherché est celui de la conversion : en nous faisant ressentir l'existence de ce quelque chose d'étrange et de malfaisant qui nous domine, l'auteur nous montrait l'existence du Diable et donc, en creux, l'existence de Dieu. Seulement, à ce niveau-là, c'est un échec
(qui a dit "tant mieux" ?) Les diaboliques traitent du mal, certes, mais les nouvelles mettent en scène une pulsion négatrice, une violence toutes humaines. En nous montrant des personnages tourmentés par leurs fantasmes, des femmes en proie aux désirs les plus violents, en mettant sur le devant de la scène les crimes perpétrés contre l'enfant ou le père, l'auteur nous expose une altérité, une puissance présente au fin fond de chaque être humain. Point de diables, de vampires ou autres créatures monstrueuses. Les horreurs viennent ici des hommes. Barbey d'Aurevilly nous emmène finalement vers ce que l'on pourrait appeler les tréfonds de l'inconscient, artificiellement et invraisemblablement exposés au grand jour, dans ces six nouvelles. Persuadé de produire son effet avec ces contes, Barbey d'Aurevilly qui s'oppose par ailleurs à toute une littérature édifiante et pleine de sentimentalisme qui existait alors, nous épargne toute conclusion moralisatrice.

Je crois finalement que cet auteur est un excellent exemple pour montrer le décalage qu'il peut y avoir entre les intentions affirmées de l'auteur (ici, pousser, même indirectement, au catholicisme) et ce qu'on retrouve effectivement dans son œuvre. C'est sans doute ce qui fait qu'on peut lire Barbey d'Aurevilly encore aujourd'hui, ce qui fait que Les diaboliques conservent une part, même infime, d'actualité.

Il me semble toujours assez difficile de me positionner par rapport à cet auteur plein de contradictions et soutenant explicitement des opinions aussi éloignées des miennes, tout en critiquant et en refusant des choses qu'il était légitime de remettre en cause ... J'ai finalement découvert à travers ce recueil un ouvrage intéressant d'une grande qualité littéraire et d'une grande unité, mais qui n'échappe peut-être pas à certaines redites et à certaines longueurs.


Images :

1. Gustave Moreau - Œdipe et le shinx
2. Manuscrit des Diaboliques

Inventaire

Un Tag est à la mode, ces temps-ci, sur les blogs littéraires. Je m'en empare donc, sans même attendre d'être désignée ... Tout simplement parce que j'ai envie d'exposer une partie de mes étagères et de partager discrètement mes projets de lecture ... Le principe est simple : exposer aux yeux de lecteurs aventureux une PAL (ou Pile à Lire) plus ou moins volumineuse, mentionnant au passage le titre qui fait le plus envie, sur le moment, et celui qui tente moins ...

Je précise avant de montrer mes étagères que je "triche". A croire que le moindre jeu n'a d'intérêt pour moi que si je m'octroie quelques libertés. Disons qu'il m'est impossible de photographier ma PAL entière, pour la bonne raison que ma bibliothèque recèle un nombre impressionnant de livres non lus. Reste que j'ai une place réservée pour les livres à lire, une place où les titres changent et se succèdent au gré des envies. Partie visible de l'iceberg. A présent, allons-y (le but du jeu, pour les curieux, étant de se bousiller les yeux à essayer de déchiffrer les titres) :

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Pour celui que je lirai sans doute en priorité, le choix est biaisé puisque le tome du théâtre de Maeterlinck ne m'appartient pas : je lirai donc une ou deux de ses pièces en priorité. Hors celui-là, je suis tentée par beaucoup de titres, mais à l'instant je ressens l'envie de feuilleter Trois hommes dans un bateau, qui est un gracieux cadeau (encore merci à Lou !) ou de me mettre à un classique du XXème siècle : je pense à La peste, par exemple. J'arrête là avant de citer toute l'étagère ! Celui qui me tente le moins serait sans doute Le maître de Colm Toibin, caché dans la dernière étagère : un ouvrage de littérature contemporaine, acheté sur un coup de tête, et qui ne me fait plus trop envie ... Je ressens également l'envie de relire certaines choses ... Parmi ces envies, A rebours de Huysmans et Le voleur de Darien, livres qui m'avaient profondément marquée l'année dernière, figurent en bonne place.

Subrepticement, j'ajoute un petite PAL à part, à savoir la pile "officielle", la pile "livres de fac" (où par ailleurs, il manque Les bas-fonds de Gorki, livre que j'ai lu il y a peu). Quelques uns sont lus, les autres attendent, avec plus ou moins de bonheur :


Je terminerai par un cliché sur lequel apparaissent mes livres de chevet du moment (comprendre mes livres en cours de lecture) ... Par conséquent, des ouvrages dont je vous parlerai peut-être d'ici un moment ...


Le Tag ayant déjà bien circulé, je le laisse à disposition de qui veut ... Joyeuses lectures à vous !

PS : parmi d'autres, j'ai ramassé le tag chez Grominou.

Alors que je suis en pleine lecture des Diaboliques de Barbey d'Aurevilly et que je découvre avec délectation les premiers chapitres de Don Quichotte, je me suis laissée tenter par un tout petit conte qui me fit bien rire ...
~ * ~

"Le conte que je vous envoie est si libre et si plein de choses qui ont toutes rapport aux idées les moins honnêtes, que je crois qu'il sera difficile de dire rien de nouveau dans ce genre. Du moins je l'espère ; j'ai cependant évité tous les mots qui pourraient blesser les oreilles modestes ; tout est voilé mais la gaze est si légère que les plus faibles vues ne perdront rien du tableau."


Ainsi parlait Voisenon dans le Discours préliminaire du conte intitulé Le Sultan Misapouf et la princesse Grisemine, publié en 1746. Cette oeuvre aussi courte que légère, je l'ai découverte dans cette anthologie ... En plein dans la mode du conte orientalisant, Voisenon, "ce cher abbé greluchon" selon les mots de Voltaire, livre un récit fantaisiste et décalé où les métamorphoses et les enchantements s'enchaînent, sans logique ni bon sens. Entre les manigances de la fée Ténébreuse, le voyage de Ziliman, son fils travesti, les inventions de la fée Transparente (qui crée une poudre faisant éternuer des esprits ...) et la malédiction qui pèse sur la princesse Ne vous y fiez pas, on ne sait plus toujours trop où donner de la tête. Fantaisiste, le conte de Voisenon est aussi grivois. Au point que Misapouf, ainsi que les autres contes de l'auteur furent, sur ordre de la police, mis à l'index en 1825 et qu'Octave Uzanne refusa de l'inclure dans son édition de contes, en 1878 "pour des raisons de dignité que l'on comprendra aisémment." La grande pruderie du XIXème siècle n'est plus à prouver, depuis longtemps ...

Il faut dire que Voisenon ne lésine pas sur les moyens et multiplie dans Misapouf les allusions grivoises. Celles-ci se trouvent naïvement dissimulées, et une part du plaisir de lecture tient au décryptage ... Il est question, dans le conte, d' "anneaux" et de "petits doigts" plus ou moins bien assortis, et des multiples essayages pour que chaque princesse trouve "petit doigt" à son "anneau" plutôt que chaussure à son pied. L'auteur décrit avec légèreté des situations aussi cocasses que scabreuses, arrachant régulièrement un sourire à son lecteur ... On ne peut pas dire que Le sultan Misapouf et la princesse Grisemine soit un conte particulièrement profond ... Reste que les constats qui y sont opérés sur le mariage ne sont pas inintéressants. Par deux fois, le narrateur nous décrit, directement ou non, les essais infructueux de Misapouf auprès d'une princesse ensorcelée et le déroulement d'une nuit de noce. Par deux fois, les essais s'accompagnent des cris de douleur de la jeune fille, apparentant les tentatives du mari à une forme de viol. A un autre moment de sa narration, le sultan nous raconte sa visite du palais de la fée des Anneaux : "Les anneaux qui le garnissaient avaient chacun un coeur placé derrière eux. Souvent, je voyais un anneau disparaître et le coeur demeurer seul. [...] C'est, répondit [la fée] l'anneau d'une fille qu'on vient de marier ; il est vendu et livré, mais le coeur reste, parce qu'il n'y a qu'elle qui peut le donner."

Le conte de Voisenon n'est pas toujours sans maladresses, et il ne se caractérise pas par sa grande cohérence, mais il n'en est pas moins une œuvre plaisante, reflet de l'esprit de son temps. Le conte se déroule dans une atmosphère toute orientale, la mode étant aux contes orientaux depuis la parution des Mille et Une Nuits traduites par Galland en 1704. De plus, la transformation d'un personnage ... en meuble (Misapouf devient une baignoire !) est un procédé répandu depuis Crébillon qui l'utilise dans le Sopha en 1742 ... Il est intéressant, au final, de se pencher sur ce genre de petits écrits, parfaitement oubliés, bien moins brillants sans doute que les ouvrages que l'on nous donne à lire habituellement. Lecture enjouée et plaisante que ce conte libertin !

Je terminerai ce petit billet en citant les premiers mots de l'ouvrage qui ont l'avantage d'aiguiser la curiosité du lecteur, par le côté insolite de cette entrée en matière :


"
'Ah ! dit un jour en soupant le sultan Misapouf, je suis las de dépendre d'un cuisinier, tous ces râgouts-là sont manqués ; je faisais bien meilleure chère quand j'étais renard.
- Quoi, seigneur, vous avez été renard ! s'écria en tremblant la sultane Grisemine.
-Oui, madame, répondit le sultan.
- Hélas ! dit Grisemine en laissant échapper quelques larmes, ne serait-ce point votre Auguste Majesté qui, pendant que j'étais lapine, aurait mangé six lapereaux, mes enfants ?
"

Image : François Boucher - L'odalisque

Alexandre Dumas est essentiellement connu pour ses romans feuilletons et ses grandes fresques historiques, encore populaires aujourd'hui. De son théâtre en revanche, on ne parle jamais. Il serait pourtant intéressant de réhabiliter le Dumas dramaturge, cet auteur qui participa, de près ou de loin, à la naissance et à l'évolution du drame romantique. Un an après la bataille d'Hernani, une pièce jouée au Théâtre de la Porte Saint-Martin rencontre un immense succès et créé l'évènement. Cette pièce, c'est Antony.



«Antony n’est point un drame, Antony n’est point une tragédie, Antony n’est point une pièce de théâtre, Antony est une scène d’amour, de jalousie, de colère, en cinq actes» déclare Dumas à son propos. Et il est vrai que cette pièce étonne par ses péripéties, ses folies, ses outrances. Assez sans doute pour paraître désuète aux yeux d'un lecteur d'aujourd'hui. Mais il suffit de se poser un instant, de considérer la pièce un peu plus longuement, de passer outre les grandes déclarations de deux amants contrariés pour découvrir un certain nombre d'éléments intéressants ...

Le personnage éponyme ne se réduit pas tout à fait au prototype d'un héros romantique imbibé de mélancolie, reflet d'un mal-du-siècle. Il y a une douleur profonde au fond du personnage d'Antony, mais contrairement à d'autres personnages qui aiment à se perdre en méditations et tergiversations, Antony agit. Avec impulsion et énergie. Mis au ban de la haute société parce qu'il ne porte pas de nom, désillusionné, il est l'incarnation d'une grande force vitale, d'une forme de fureur, souvent destructrice. L'attribut du personnage est d'ailleurs un poignard, montré plusieurs fois au spectateurs et dont le propriétaire semble plusieurs fois prêt à l'utiliser ... Confronté très tôt aux failles du milieu mondain, Antony remet en cause les fondements de l'organisation sociale, se dressant contre l'hypocrisie et les persifflages de salon. Et sa critique du monde n'est pas dénuée d'intérêt. Rejeté par les grands, dans l'impossibilité d'épouser celle qu'il aime, il souffre ; détaché du poids des convenances, délivré de toute attache, il est libre. Ce n'est pas le cas de sa bien-aimée, Adèle, mariée et mère d'une petite fille. Celle-ci, emportée ,sur le sillage d'Antony, dans les flots bouillonnants de la passion, se retrouve brisée par le monde qui l'entoure. Les calomnies, les allusions à son aventure la touchent de plein fouet et bien qu'elle veuille de tout cœur partir avec son amant, de nombreuses obligations la retiennent : la dignité du mari et, surtout, l'honneur de sa fille qui se verra perdue pour la faute de sa mère. Au final, les dogmes et coutumes du beau monde ne seraient-ils pas la cause de la funeste fin de nos héros ? Face au poids des convenances sociales et à l'hypocrisie des grands, Dumas nous présente un amour pur, désintéressé. Antony lui-même s'en fait le défenseur, en plein salon mondain, coupant net aux railleries de Madame des Camps, personnage secondaire uniquement connu pour ses médisances :

"ANTONY - Oui, je prendrais cette femme innocente et pure entre toutes les femmes, je montrerai son cœur aimant et candide, méconnu par cette société fausse, au cœur usé et corrompu ; je mettrais en opposition avec elle un de ces femmes dont toute la moralité serait l'adresse, qui ne fuirait pas le danger, parce qu'elle s'est depuis longtemps familiarisée avec lui ; qui abuserait de sa faiblesse de femme pour tuer lâchement une réputation de femme, comme un spadassin abuse de sa force pour tuer une existence d'homme ; je prouverais que la première des deux qui sera compromise sera la première femme honnête, et cela non point à défaut de vertu, mais par manque d'habitude ..."


Mais il y a plus encore : Antony, qui semble pourtant une pièce fort conventionnelle, implique une certaine forme de réflexion théâtrale, notamment au niveau de l'espace. Situé la plupart du temps en lieux clos, c'est comme si le drame demandait à s'élargir et à dépasser les limites de la scène. Ce qui a lieu, dès le premier acte, où Adèle a un accident de carrosse en coulisses et où les voix off et les bruitages retentissent sur scène. Plusieurs actions primordiales pour l'intrigue nous sont ainsi suggérées, presque mises sous les yeux du spectateur, et non plus simplement racontées comme dans le théâtre classique. Plus encore, certains actes demandent des astuces de mise en scène et une nouvelle façon de penser le décor. Je m'explique : dans l'acte III, Adèle fuit Antony pour retrouver son mari, mais doit faire escale dans une auberge. Ce dernier l'a précédée et trouve un stratagème pour pénétrer chez elle à son insu : les deux chambres, reliées entre elles, ont des portes qui ferment en dedans, mais communiquent par le balcon. Ainsi Antony rejoindra-t-il sa belle, passant par un balcon nécessairement visible au fond de la scène. La pièce, contrairement à d'autres titres de l'école romantique, est parfaitement jouable ; il n'empêche que ces subtilités décoratives invitent à repenser les problématiques de mise en scène, dans la perspective d'un théâtre moderne. Je reprends à la préface de mon édition une citation de Théophile Gautier qui va dans ce sens :

"Sans changements à vue, le drame moderne est impossible ; le drame moderne est complexe de sa nature, et représente une action sous plusieurs de ses faces, les combinaisons simples sont épuisées depuis longtemps ; or, comment encadrer une action multiple dans une décoration unique ou même changée d'acte en acte ?"

On pourra voir quelque chose de très mélodramatique et de très romanesque dans l'histoire d'Antony, et la violence des passions, si elle n'effraie pas, a de quoi faire sourire. A l'époque, la pièce créa l'évènement et marqua toute une génération : des gens comme Flaubert ou Baudelaire en parleront, et en termes élogieux. Création intéressante, Antony mélange un peu les registres : on rit aux spiritualités de salon, on sourit face à l'enjouée vicomtesse de Lacy mais on tremble devant la détermination du héros et on pleure au moment de l'issue fatale. Image de ce "quelque chose de maladif et de bâtard" (l'expression est du Dumas) propre à une époque et qui fit que le public se laissa prendre au jeu et s'enflamma devant ce spectacle de l'amour fou et de la fatalité sociale.
Ce fut pour moi une lecture plaisante, et qui fut l'occasion de donner un autre visage au théâtre de l'école "romantique"(que l'on réduit bien souvent aux drames de Hugo et à Lorenzaccio) tout en dévoilant une autre facette du populaire Alexandre Dumas.


Images :

1. Théâtre Saint-Martin
2. Dessin d'Antony par A. Johannot

[W] Oscar Wilde, Salomé


Salomé ... Voilà une figure qui, durant toute la deuxième moitié du XIXème siècle, fascina les artistes. Depuis Heine en 1841 jusque dans les volutes de l'Art Nouveau, la danseuse a hanté plusieurs générations d'artistes et de nombreux poètes et romanciers ont voulu réécrire le mythe ... C'est le cas de Flaubert, de Huysmans, de Jean Lorrain, de Robert de Montesquiou, de Jules Laforgue, d'Apollinaire ... Et d'Oscar Wilde.

"LE PAGE D'HERODIAS - Regardez la lune. La lune a l'air très étrange. On dirait une femme qui sort d'un tombeau. Elle ressemble à une femme morte. On dirait qu'elle cherche des morts.

LE JEUNE SYRIEN - Elle a l'air très étrange. Elle ressemble à une petite princesse qui porte un voile jaune et a des pieds d'argent. Elle ressemble à une princesse qui a des pieds comme des petites colombes blanches ... On dirait qu'elle danse."

Essentiellement connu pour Le portrait de Dorian Gray et pour ses pièces satiriques, Oscar Wilde signe ici une œuvre d'un tout autre type. Anecdote intéressante : Salomé a été composée en français. Écrite en 1891, elle ne put d'ailleurs être représentée qu'en France (en 1896 au Théâtre de l'œuvre, là où fut représenté Ubu roi), la censure anglaise ayant réussi à faire interdire la pièce. Constituée d'un seul acte, la pièce nous donne à voir l'irrépressible montée du désir de Salomé pour le prophète Iokanaan qui, enfermé par Hérode dans une citerne, fait résonner sa voix à chaque instant, proférant menaces et malédictions. Presque toujours absent, le prophète enfermé hante les résidents du palais, terrorise le roi, attire irrésistiblement la jeune fille. Celle-ci tente d'appeler à elle cet homme aveuglé par Dieu et ses messages, insensible à l'amour qu'elle lui témoigne. Par trois fois, elle lui exposera son désir, par trois fois, il la repoussera, la traitant de "fille de Babylone" ou de "fille de Sodome". Ce sont les avances contrariées de Salomé qui la poussent à demander la tête du prophète à Hérode, après la danse des sept voiles ...

Le rythme lancinant de la pièce, les répétitions et multiples échos au sein des répliques et les régulières évocations de la lune donnent à Salomé une dimension presque incantatoire. L'œuvre se caractérise par un rythme sans cesse répété et reproduit, basé sur le chiffre trois. Il y a du chant et de la poésie dans la façon dont les répliques s'enchaînent et se répondent, dont les mots passent d'une bouche à une autre. Point de naturel ici, mais une atmosphère étrange qui mêle sensualité et exotisme, et où chaque parole a presque valeur d'incantation.


"SALOME - Tes cheveux sont horribles. Ils sont couverts de boue et de poussière. On dirait une couronne d'épines qu'on a placée sur ton front. On dirait un noeud de serpents noirs qui se tortillent autour de ton cou. Je n'aime pas tes cheveux ... C'est de ta bouche que je suis amoureuse, Iokanaan. Ta bouche est comme une bande d'écarlate sur une tour d'ivoire. Elle est comme une pomme de grenade coupée par un couteau d'ivoire. [...] Laisse-moi baiser ta bouche.

IOKANAAN - Jamais, fille de Babylone ! Fille de Sodome ! Jamais.

SALOME - Je baiserai ta bouche, Iokanaan. Je baiserai ta bouche."

Dans cette pièce de la cruauté et de la marche impitoyable du désir, chaque personnage évolue, renfermé sur lui-même, réfractaire à tout dialogue. Hérode comme sa femme Hérodias, Salomé comme Iokanaan, tous répètent inlassablement les mêmes demandes, les mêmes menaces, les mêmes envies, sans écouter autre chose. Spirale infernale ou cercle vicieux, les personnages tournent en rond, malgré eux, pris dans leurs propres rêves et leurs propres douleurs.

Parfaitement structurée, la pièce s'ouvre et se clôt sous le signe de la lune, qui baigne la scène d'une froide lueur. C'est cet astre auréolé de mystère, associé au culte de la déesse Tanit dans la Salammbô de Flaubert1, qui donne lieu à de multiples et divers développements, évoquant aux personnages pureté et mort, hystérie et débauche, mystère et folie ... Liée au personnage de Salomé, dont il révèle à la fois la beauté et la monstruosité (Salomé est tuée après être apparue à la lueur d'un clair de lune), elle est aussi associé au prophète (La princesse de Judée déclare en effet en voyant Iokanaan: "On dirait une image d'argent. Je suis sûre qu'il est chaste, autant que la lune. Il ressemble à un rayon d'argent.").

Au final, je découvre avec cette version du mythe une autre facette de l'œuvre d'Oscar Wilde. Salomé peut se réclamer de multiples influences, mais la pièce me semble investie d'une réelle force : du récit biblique, l'auteur a réussi à construire tout autre chose, et à nous conter l'éternelle histoire du désir et du fantasme destructeur. A travers des personnages lointains et mystérieux, ensembles d'images et de symboles, évoluant dans un Orient de rêve.

"C'est beau et sombre comme un chapitre de l'Apocalypse."2


Notes :
1. Si je cite Salammbô, c'est que Wilde reprend plusieurs motifs utilisés par Flaubert dans le roman. Je me souviens notamment de la mention du voile sacré volé, qui est une référence au voile de Tanit dérobé par Mathô.
2. Citation de Pierre Loti.

Image : Beardsley - Iokanaan et Salomé

Bidulbuk reprenant du service, j'ai eu envie de consigner ici les différentes contributions que j'y apporte, de temps à autres. Cela me semble pertinent dans le sens où les deux blogs sont complémentaires ; certains billet ont même été écrits parallèlement, l'un décrivant la lecture, dans son entier, l'autre développant un point plus précis. Ne vous fiez pas aux titres pompeux : ce ne sont que de petits articles sans prétention, écrits pour le plaisir, dans la volonté de synthétiser quelques connaissances sur des sujets qui m'intéressent. Les liens seront classés ici par ordre thématique.

Sinon, je ne peux que vous recommander de visiter le blog, afin de lire d'autres billets sur des sujets aussi divers que la philosophie, la poésie, l'Histoire, Plus Belle la vie et le challenge ABC, écrits par mon collègue Antisthène Ocyrhoé.

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Ballet classique et parodie : l'image du cygne dans la danse


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Jarry : La bataille d'Ubu roi (La note sur Plumes)
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