Intermède poétique.


Il n'y a pas de raison. Je travaillerai demain trois ou quatre heures sur des questions de poétique. Et j'ai eu envie, subitement, de déposer un petit poème ici. Un monstre sacré - même que je vous confierai avoir une peur bleue de tomber sur ses vers dans le cadre d'un examen, parce qu'on fait plus simple ... Trève de bavardage, et, à la suite de cette introduction aussi peu poétique que possible, un petit poème de Mallarmé.
Entre deux examens et les relectures prévues, je me suis sinon plongée dans Le cirque solaire de Gustave Kahn. Je n'ai encore parcouru que quelques chapitres, mais j'apprécie ... Sans doute viendrais-je en parler un jour ou l'autre. En vous souhaitant une bonne lecture !

A bientôt.


Le cygne

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui !


Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui

Magnifique mais qui sans espoir se délivre

Pour n'avoir pas chanté la région où vivre

Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.


Tout son col secouera cette blanche agonie

Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,

Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.


Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,

Il s'immobilise au songe froid de mépris

Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.


Image : Deviantart

[E] Escal-Vigor. Eekhoud.


Me revoilà après ce mois d'absence ! Et après Bouvard et Pécuchet, je continue à avancer un peu dans cette liste alphabétique, avec la lecture d'Escal-Vigor.


En cette soirée, je viens laisser quelques petites impressions à propos de ce roman, publié en 1899 par George Eekhoud, et qui valut un procès à son auteur. Il faut dire qu'Escal-Vigor fait l'apologie de l'amour libre et plus précisément de l'homosexualité masculine, à une époque où la chose est tout sauf acceptée. On l'accusera en Belgique d'atteinte aux bonnes moeurs. L'image donnée à l'homosexualité dans ce livre est en effet surprenante : c'est à une véritable entreprise de justification et de réhabilitation que se livre Eekhoud. Il s'agit de se placer dans la filiation des grands couples mythiques, et il n'hésitera pas à énoncer de nombreux exemples, mythologiques et historiques, d'amitiés masculines. On remontera ainsi jusqu'à Platon et Alcibiade ou Achille et Patrocle.

Escal-Vigor conte les passions d'Henri de Kehlmark, jeune homme fragile et mélancolique, esthète fin-de-siècle, qui regagne son domaine du Nord - le titre du roman désignant ledit domaine. Après avoir séduit - bien à ses dépens - la douce Blandine, il tombe amoureux du jeune Guidon, adolescent rebelle au tempérament artiste. Le roman nous donne à voir l'évolution de ce sentiment, ainsi que les réactions et les incompréhensions qui l'entourent. Eekhoud peint les attirances du comte, ses goûts particuliers en matière de regard et d'esthétisme : à son arrivée au château, il convie ses invités, rustiques et paysans pour la plupart, à visiter sa demeure. Tous passent par des salles emplies de statues, peintures, fresques représentant des beautés masculines. Si Henry de Kehlmark et Guidon sont sensibles à cette beauté, les autres apparaissent littéralement aveugles, insensibles à l'art - quel qu'il soit. Antithèse entre le doux raffinement des élites (il ne s'agit pas du tout d'ailleurs d'une élite d'ordre social), et la violence de ceux qui ne peuvent pas voir. Le dénouement, proprement tragique, va en ce sens. On sent une véritable volonté de sublimation de cet amour qui lie le jeune Guidon et le comte. Face à ce couple, deux figures féminines : la sainte et la virago. Blandine et Claudie. La première vit dans un éternel sacrifice : exploitée par sa mère, violée par un vanneur, elle s'attache au comte pour le suivre en tous lieux, supportant l'évolution de la relation avec Guidon. La seconde rêve par ambition d'épouser le comte, et se caractérise par sa rusticité et son aveuglement. Si bien que sans même le prévoir, elle sera le moteur du drame final.

Parlons-en, d'ailleurs, de cette fin. A ceux qui craignent ce qu'on appelle communément "spoilers" : je vous inviterais à passer tout de suite au paragraphe suivant. Le dénouement d'Escal-Vigor se présente comme une relecture, un écho de la mort d'Orphée. Dans les Métamorphoses déjà, le poète, après avoir perdu Eurydice, annonce qu'il chantera les amours des jeunes gens et en particulier des jeunes hommes. C'est parce qu'il a dédaigné les femmes que les bacchantes, dans leur délire, le tuent par lapidation. De même, Guidon est attaqué par un véritable troupeau de femmes, le soir d'une kermesse qui tient beaucoup de la bacchanale. Violé, puis battu à mort, victime de la haine collective et des mouvements de foule. Le comte, après s'être précipité vers son amant, subira le même sort. Seule la pure sérénité de Blandine permettra de tirer les mourants de la fureur de la foule.

A travers ce roman, Eekhoud présente également, outre une rêverie sur ceux qui vivent en marge de la société (ces "
voleurs de velours"), une utopie sexuelle. Le rêve exprimé par Kehlmark est celui d'une communauté où soit possible une union libre, sans considération de sexe ni de caste sociale. Le couple qu'il forme avec Guidon, les rêveries dans lesquelles il plonge devant le spectacle d'hommes au travail en sont un exemple : l'amour ici abat les barrières sociales. Ajoutons à cela que l'amour homosexuel, dans sa gratuité, est considéré comme un sentiment élevé, loin du désir reproductif. Kehlmark, se déclarant à son amant, parle en ces termes : Pourquoi imiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne nous suffisons-nous point ? [...] Vivons pour nous deux, pour nous seuls » Face à cela, Eekhoud peint le pouvoir répressif de la morale et de la norme. Les revendications des femmes de la Kermesse va en ce sens : il y a obligation à trouver une femme, c'est payer par là son tribut à la société. Le dictat des préjugés et de la norme sont alors perçus comme castrateurs. L'amour du commun des hommes n'est au final que marchandage ("On s’observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne") et s'oppose au sentiment pur et intellectualisé qui naît entre les deux hommes, êtres à part.

On regrettera peut-être une certaine naïveté dans la peinture des sentiments des deux hommes, et surtout dans certains discours de Kehlmark et de Guidon par rapport à leur amour. Les revendications d'Escal-Vigor n'en ont pas moins de quoi surprendre. Porté par une écriture pleine de néologisme et donnant à voir les paysages et les folklores de la Belgique du XIXème siècle, ce récit conte, de manière poignante, le drame de l'incompréhension du monde et du poids des normes sociales.

Image : Böcklin.


"Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés."


Difficile de parler de Bouvard et Pécuchet. Ce dernier roman, que Flaubert laissa inachevé nous apparaît dans toute son ambiguïté et sa bizzarerie ... Mais Cleanthe avait raison à ce sujet : c'est aussi et surtout un véritable bijou.


Bouvard et Pécuchet, c'est l'histoire de deux hommes, deux médiocres, qui se rencontrent par hasard un dimanche et se découvrent nombre de points communs. Ils se retirent tous deux à la campagne, et se mettent à étudier différentes disciplines, sans logique ni hiérarchie, multipliant les bourdes et se gargarisant d'un savoir qu'ils ne maîtrisent pas. Autour d'eux, des domestiques, des notables, une foule de personnages secondaires qui gravitent tout autour de cet étrange couple, croient (un instant) à leurs fanfaronnades, s'en moquent, les rejettent. Bourré d'humour, Bouvard et Pécuchet est surtout un livre vertigineux. On est bien loin de ces ouvrages où un narrateur omniprésent nous assène des vérités bien senties : ici, le narrateur se fait tout petit, se dissimule derrière les discours, présentant au lecteur un ensemble volontairement hétéroclite où l'on se perd ... Sans forcément pouvoir décréter qui pense quoi, et quel serait le positionnement de l'auteur. Le livre se place ainsi sous le signe de l'ambiguïté ... Même les figures de Bouvard et Pécuchet, que l'on serait tenté de classer rapidement sous le seul signe de la caricature et de la farce, sont difficiles à saisir. De véritables imbéciles ? On nous précise pourtant qu'au fil des lectures, leur intelligence se développe. Pourtant, et ce jusqu'à la fin, la moindre de leur entreprise se solde toujours par un échec plus ou moins cuisant ... A la fois sujets et objets de la critique, ces deux personnages apparaissent aussi drôle qu'effrayants. Ridicules, certes, mais également de plus en plus lucides face à la bêtise d'autrui. Très drôles dans leur quête desespérée d'instruction, mais dérangeants dans leur absence de méthode ... Ne sommes-nous pas tous, de prêt ou de loin, des Bouvards ou des Pécuchets ?


Le travail mené par l'auteur pour réaliser cet ouvrage est tout simplement impressionnant. Flaubert aurait en effet lu plus de 1500 livres, et ce dans des domaines très divers, pour traiter des expériences et des lectures de ses deux personnages. Le roman se présente en quelque sorte comme une somme critique des connaissances du temps. Bouvard et Pécuchet est un livre sceptique et destructeur : par l'intermédiaire des deux personnages, sont convoqués les théories les plus contradictoires, des thèses vérifiées et des sottises incommensurables, des informations tirées d'ouvrages antiques et de livres modernes, sans suite et sans aucune hiérarchie. Et malgré cette somme d'informations, demeure toujours cette incapacité à saisir le monde, et à vivre auprès des autres. Le rythme du roman, volontairement répétitif, semble mimer cette impossibilité : on nous présente successivement l'intérêt des protagonistes pour une "science", leurs expériences, l'échec qui en découle (ou pas) et la naissance d'un nouvel intérêt. Au final, Flaubert à travers ce livre s'attaque à la confiance aveugle en la science, mais aussi aux systèmes de pensée, aux lieux communs et autres idées reçues.

Flaubert avait écrit dans sa correspondance que "la bêtise consiste à vouloir conclure." ; il fait de Bouvard et Pécuchet une œuvre ouverte, un appel à la réflexion, un ouvrage dérangeant et démystificateur. Malheureusement inachevé (demeure un scénario très complet du dernier chapitre et une ouverture vers une possible suite, copie des deux bonhommes, recensement de bêtises et des idées reçues), le roman semble présenter une boucle jamais refermée. Ajoutons à cela que c'est une lecture qui vient remettre en cause (une fois de plus !) la fameuse étiquette de "réaliste" qu'on aime poser sur Flaubert. Si le roman repose sur une impressionnante documentation et découle d'un important travail préparatoire, l'auteur peint des personnages caricaturaux et presque farcesques, comme figés dans le temps alors que des années sont sensées se passer du début à la fin de l'histoire. Bouvard et Pécuchet, drôle et terrifiant à la fois, semble bien plus tenir du conte philosophique que du roman réaliste ...

Voilà une lecture assez déstabilisante. Mais il y a quelque chose de très agréable à se voir secoué un peu et interrogé dans nos comportements et nos modes de pensées. Ce que fait Flaubert par l'intermédiaire d'un ouvrage truffé d'humour, multipliant les épisodes truculents et les énumérations absurdes.

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