Me revoilà après ce mois d'absence ! Et après Bouvard et Pécuchet, je continue à avancer un peu dans cette liste alphabétique, avec la lecture d'Escal-Vigor.
En cette soirée, je viens laisser quelques petites impressions à propos de ce roman, publié en 1899 par George Eekhoud, et qui valut un procès à son auteur. Il faut dire qu'Escal-Vigor fait l'apologie de l'amour libre et plus précisément de l'homosexualité masculine, à une époque où la chose est tout sauf acceptée. On l'accusera en Belgique d'atteinte aux bonnes moeurs. L'image donnée à l'homosexualité dans ce livre est en effet surprenante : c'est à une véritable entreprise de justification et de réhabilitation que se livre Eekhoud. Il s'agit de se placer dans la filiation des grands couples mythiques, et il n'hésitera pas à énoncer de nombreux exemples, mythologiques et historiques, d'amitiés masculines. On remontera ainsi jusqu'à Platon et Alcibiade ou Achille et Patrocle.
Escal-Vigor conte les passions d'Henri de Kehlmark, jeune homme fragile et mélancolique, esthète fin-de-siècle, qui regagne son domaine du Nord - le titre du roman désignant ledit domaine. Après avoir séduit - bien à ses dépens - la douce Blandine, il tombe amoureux du jeune Guidon, adolescent rebelle au tempérament artiste. Le roman nous donne à voir l'évolution de ce sentiment, ainsi que les réactions et les incompréhensions qui l'entourent. Eekhoud peint les attirances du comte, ses goûts particuliers en matière de regard et d'esthétisme : à son arrivée au château, il convie ses invités, rustiques et paysans pour la plupart, à visiter sa demeure. Tous passent par des salles emplies de statues, peintures, fresques représentant des beautés masculines. Si Henry de Kehlmark et Guidon sont sensibles à cette beauté, les autres apparaissent littéralement aveugles, insensibles à l'art - quel qu'il soit. Antithèse entre le doux raffinement des élites (il ne s'agit pas du tout d'ailleurs d'une élite d'ordre social), et la violence de ceux qui ne peuvent pas voir. Le dénouement, proprement tragique, va en ce sens. On sent une véritable volonté de sublimation de cet amour qui lie le jeune Guidon et le comte. Face à ce couple, deux figures féminines : la sainte et la virago. Blandine et Claudie. La première vit dans un éternel sacrifice : exploitée par sa mère, violée par un vanneur, elle s'attache au comte pour le suivre en tous lieux, supportant l'évolution de la relation avec Guidon. La seconde rêve par ambition d'épouser le comte, et se caractérise par sa rusticité et son aveuglement. Si bien que sans même le prévoir, elle sera le moteur du drame final.
Parlons-en, d'ailleurs, de cette fin. A ceux qui craignent ce qu'on appelle communément "spoilers" : je vous inviterais à passer tout de suite au paragraphe suivant. Le dénouement d'Escal-Vigor se présente comme une relecture, un écho de la mort d'Orphée. Dans les Métamorphoses déjà, le poète, après avoir perdu Eurydice, annonce qu'il chantera les amours des jeunes gens et en particulier des jeunes hommes. C'est parce qu'il a dédaigné les femmes que les bacchantes, dans leur délire, le tuent par lapidation. De même, Guidon est attaqué par un véritable troupeau de femmes, le soir d'une kermesse qui tient beaucoup de la bacchanale. Violé, puis battu à mort, victime de la haine collective et des mouvements de foule. Le comte, après s'être précipité vers son amant, subira le même sort. Seule la pure sérénité de Blandine permettra de tirer les mourants de la fureur de la foule.
A travers ce roman, Eekhoud présente également, outre une rêverie sur ceux qui vivent en marge de la société (ces "voleurs de velours"), une utopie sexuelle. Le rêve exprimé par Kehlmark est celui d'une communauté où soit possible une union libre, sans considération de sexe ni de caste sociale. Le couple qu'il forme avec Guidon, les rêveries dans lesquelles il plonge devant le spectacle d'hommes au travail en sont un exemple : l'amour ici abat les barrières sociales. Ajoutons à cela que l'amour homosexuel, dans sa gratuité, est considéré comme un sentiment élevé, loin du désir reproductif. Kehlmark, se déclarant à son amant, parle en ces termes : Pourquoi imiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne nous suffisons-nous point ? [...] Vivons pour nous deux, pour nous seuls » Face à cela, Eekhoud peint le pouvoir répressif de la morale et de la norme. Les revendications des femmes de la Kermesse va en ce sens : il y a obligation à trouver une femme, c'est payer par là son tribut à la société. Le dictat des préjugés et de la norme sont alors perçus comme castrateurs. L'amour du commun des hommes n'est au final que marchandage ("On s’observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne") et s'oppose au sentiment pur et intellectualisé qui naît entre les deux hommes, êtres à part.
On regrettera peut-être une certaine naïveté dans la peinture des sentiments des deux hommes, et surtout dans certains discours de Kehlmark et de Guidon par rapport à leur amour. Les revendications d'Escal-Vigor n'en ont pas moins de quoi surprendre. Porté par une écriture pleine de néologisme et donnant à voir les paysages et les folklores de la Belgique du XIXème siècle, ce récit conte, de manière poignante, le drame de l'incompréhension du monde et du poids des normes sociales.
Image : Böcklin.
Libellés : Challenge ABC 2009, Lecture
Article plus récent Article plus ancien Accueil
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
On trouve une étude intéressante sur Escal-Vigor dans l'excellente thèse de Caroline Granier sur les écrivains anars (en ligne ici ou dans une version remaniée aux éditions Ressouvenances).
Je n'avais pas encore eu l'occasion de le dire, mais j'apprécie beaucoup votre blog - continuez !
C. Arnoult a dit…
dimanche, 03 mai, 2009
Ce livre a l'air très très intéressant ; la référence à Orphée me plaît beaucoup.
Et cela me fait penser à un texte antique étudié il y a quelques années, un discours sur l'amour de Plutarque. Dans une société où l'amour homosexuel était considéré comme l'amour noble par opposition à l'amour hétérosexuel qui ne serait qu'un instinct de reproduction, il faisait l'apologie de l'amour des femmes, en montrant que cet amour aussi pouvait avoir de la valeur, en cherchant des exemples dans l'histoire ou la mythologie... Le roman dont tu parles (si bien) s'en inspire peut-être un peu, puisqu'il s'agit dans les deux cas d'aller contre le modèle communément admis, même si ce n'est pas le même...
rose a dit…
mercredi, 06 mai, 2009