Beaucoup de bloggueurs se livrent à ce plaisant exercice de sélection : il est vrai que les mots clés qui mènent à un blog sont parfois aussi étranges que variés. Pour ce qui est de Plumes, sans surprise, beaucoup d'élèves ou étudiants en tous genres, cherchant des éléments de commentaire, d'exposé et de réponse à diverses questions (et des devoirs tous faits). Je crains qu'à ce niveau là, ce blog les déçoive assez ... Mais outre ces multiples demandes, je suis tombée,a u cours de ces derniers mois, sur des requêtes pour le moins surprenantes. Petit florilège ...



~ Questions-piège :
  • "Qui a composé je rassemblais des lettres de alfred de musset en vers"
  • "Est-ce que Stendhal est un auteur anonyme ?"
  • "En quoi le savetier et le financier est une pièce de théâtre ?"
~ Fantaisies scolaires et littéraires :
  • "J'ai un exposé à faire sur Madame Bovary"
  • "Je suis un homme pressé, Victor Hugo"
  • "Photo George Eliot avant sa mort" : En existe-t-il faites après ?
  • "boucher Liaisons dangereuses"
~ Questions existentielles
  • "Je me sentais toucher le fondement même du problème, les jours où le corps flanche"
  • "Je tiens mal mon stylo et j'ai une bosse sur le doigt"
  • "Importance d'être à l'école" : J'avoue moi-même me poser parfois la question.
~ Vie sexuelle
  • "Jeu érotique donner le biberon à un adulte"
  • "Eluard, l'art cochon"
  • "Blog bourgeoise en dessous sexy trompe son mari" : Et j'arrive en première page avec cette recherche. Le monde d'Internet est parfois très fantaisiste ...
~ Plumes
  • "soldat à plume en Angleterre"
  • "plume de crapeau"
  • "Plume spéciale pour mouche victorienne" : Si vous comprenez de quoi il s'agit, je vous invite à venir m'expliquer
~ Insolite ou contestable
  • "La femme est la 7ème bête après le crapeau" : Etrangement, je ne cautionne pas cette affirmation.
  • "cantatrice morte noyée" : ici, elle est plutôt chauve ...
  • "Un petit dialogue entre 3 dames sur le voleur qui veux [sic] voler le sac d'une dame"
  • "oiseau champ brouette chaussette"
On notera également qu'un mystérieux inconnu m'a cernée, puisqu'il y a deux jours, quelqu'un est arrivé sur plume en tapant "(remplacer par mon prénom) + mirbeau" !

Cette note est aussi un prétexte pour annoncer une hypothétique absence. La reprise du dernier semestre de la Licence s'accompagne d'un programme de lectures imposées plutôt chargé ... Or il n'est pas du tout certain que je vienne écrire sur des ouvrages qui appelleront de nombreuses dissertations et commentaires dans les mois qui suivront. Nous verrons bien. Il n'est pas du tout impossible, d'ailleurs, et ce comme à mon habitude, qu'après avoir anoncé une absence, je revienne discuter littérature.

Sur ce, bonnes lectures et à bientôt !

Image : Klimt (détail)


Voilà un moment déjà que je souhaitais relire Octave Mirbeau, après la révélation, l'année dernière, du Journal d'une femme de chambre et la lecture, un peu plus tardive, des 21 jours d'un neurasthénique. C'est chose faite, avec Le jardin des supplices.

Ce que j'apprécie chez Mirbeau, c'est sa force dévastatrice, sa capacité à ébranler les consciences et à peindre les vices cachés de la société . C'est sa férocité et son ironie mordante. C'est aussi l'énergie et la nervosité de son écriture, l'éclatement volontaire de la forme romanesque. J'ai retrouvé tout ça dans Le jardin des supplices. Tout ça et bien plus, car on ne ressort pas indemne d'une telle lecture ... L'ouvrage se divise en deux parties assez artificiellement articulées et précédées d'un "frontispice". Ce dernier retranscrit une conversation d'après-dîner entre intellectuels, ceux-ci prétendant parler librement, loin de tout préjugé et de tout mensonge et le roman s'ouvre sur le constat du meurtre comme pulsion essentielle du genre humain ... "Il n'est pas les résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologique de la dégénérescence. C'est un instinct vital qui est en nous ... qui est dans tous les êtres organisés et les domine comme l'instinct génésique ..." déclare un savant lors de ce colloque improvisé. Le propos ne s'arrête d'ailleurs pas là : loin de réprimer cette pulsion inhérente à chaque être humain, il est dit que le monde social l'utilise, l'institutionnalise, lui donnant des exutoires légaux. L'éminent savant ne manque d'ailleurs pas de le faire remarquer : "puisque le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée ... S'il n'y avait plus de meurtre, il n'y aurait plus de gouvernements d'aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général [...] est, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d'être ... Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir ... Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance ... Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois." Voilà sous quelles auspices s'ouvre ce roman ... La deuxième partie qui s'intitule "En mission" introduit le narrateur principal, escroc raté collé aux basques d'un ancien ami d'enfance devenu politicien. C'est l'occasion pour l'auteur de livrer une satire absolument mordante du monde social et de la scène politique, constituée d'arrivistes et d'hypocrites en mal de pouvoir. Compromis dans de sombres affaires, le narrateur opte finalement pour un voyage en Orient, sous les conseils de son puissant ami : revêtant l'uniforme de savant embryologiste, il embarque pour l'île de Ceylan et rencontre, sur son paquebot, la belle et mystérieuse Clara ... C'est à sa suite que, dans la troisième partie, il pénètre dans l'enceinte d'un bagne chinois et qu'il parcourt les sentiers du jardin des supplices ...


Roman patchwork et œuvre polyphonique, cette lecture provoque gêne et malaise. Tout d'abord parce qu'Octave Mirbeau profite de la fiction romanesque pour arracher quelques masques et dénoncer les mensonges du temps. En ce sens, choisir une intrigue se déroulant en extrême Orient permet à notre bonhomme de fustiger au passage le ridicule des discours coloniaux et de dénoncer les exactions perpétrées à l'étranger par les Européens. Ainsi, les anecdotes sur le cannibalisme des colons d'Afrique (et non des indigènes, décrits comme particulièrement inoffensifs) et de l'invention d'une balle miracle idéale pour les massacres, surnommée "la fée Dum-Dum" stigmatisent l'ambition coloniale dans un humour plus que grinçant ... Certains diront que Mirbeau va fort loin et qu'il noircit toujours le moindre de ses tableaux. C'est justement à mes yeux ce qui le rend si vrai et si dérangeant. Comment ne pas frémir, nous, lecteur d'aujourd'hui, quand s'exclame le fier inventeur de la balle destructrice : "Je prévois que la France, lorsqu'elle aura connu ce splendide engin, va encore nous injurier dans tous ces journaux ... [...] Mais sapristi ! Nous sommes logiques avec notre état d'universelle barbarie ! [...] Nous vivons sous la loi de la guerre ... Or en quoi consiste la guerre ? ... Elle consiste à massacrer le plus d'hommes que l'on peut, en le moins de temps possible ... Pour la rendre de plus en plus meurtrière et expéditive il s'agit de trouver des engins de construction de plus en plus formidables ... C'est une question d'humanité ... et c'est aussi le progrès moderne ..." Ajoutons que Le jardin des supplices se caractérise par un mélange de tons et de registres qui ne rend pas la tâche du lecteur facile ... Outre le fait qu'il réutilise bon nombre d'articles préexistants, les distribuant avec une certaine liberté à ses personnages sans se soucier des éventuelles contradictions et ambivalences, Mirbeau mêle et entremêle descriptions froides, évocations poétiques, passages ironiques et textes d'idées. Si bien que le lecteur est embarqué dans un texte changeant, aux multiples échos, dans lequel il est parfois difficile de se situer clairement. Inconstance, flou volontaire d'un texte qui cherche à bousculer son lecteur ...

Erotisation de la violence, fascination pour la souffrance d'autrui, figure de la femme fatale, fantasmes orientaux : les thèmes qui apparaissent à la lecture du Jardin des supplices ne sont pas forcément nouveaux, et certains se voient considérablement développés dans la littérature de cette fin du XIXème siècle. Je pense par exemple au motif de la fleur, monstrueuse et belle créature à la fois. Un heureux hasard m'a fait lire Princesses d'ivoire et d'ivresse de Lorrain (voir billet précédent) avant d'attaquer le roman de Mirbeau : j'ai eu la surprise de voir chez ce dernier les mêmes descriptions de ces plantes nourries de sang et de pourriture qui, loin de dépérir, s'embellissent au fur et à mesure qu'elles pompent la vie humaine ... Huysmans, dans A rebours, décrivait lui aussi d'étranges végétaux venus de loin, montrant un personnage admirateur de plantes rares à la beauté maladive : "La plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres ; d'autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croutes qui se forment." Et finalement, tout en évoquant de nombreux motifs qui hantent la littérature de son temps, Mirbeau livre une œuvre remarquable et dérangeante, où les frontières entre plaisir et souffrance, entre civilisation et barbarie, entre beauté et laideur semblent labiles ...


Cela fait du Jardin des supplices un roman assez dur, et il faut dire que la violence déchaînée d'un bout à l'autre du roman a quelque chose d'étourdissant. J'avoue m'être parfois sentie un peu nauséeuse au fur et à mesure les supplices s'enchaînaient ... Sans pour autant pouvoir arrêter ma lecture. Et dire que je déclarais, il y a peu, qu'il fallait avoir le cœur bien accroché pour apprécier Une éducation libertine ! L'ouvrage donne à voir d'invraisemblables raffinements de cruauté et le lecteur, hébété, fasciné et effrayé à la fois, suit le narrateur et Clara dans ce lieu où les pires tortures ont lieu dans le cadre idyllique d'un jardin chinois et où le sang des condamnés nourrit des plantes luxuriantes. Tout lecteur est finalement amené à s'interroger sur le pourquoi d'un tel degré de violence ... Une part de la réponse survient dans la bouche d'un narrateur écœuré qui cherche en vain à fuir l'horrible spectacle. Immense métaphore du monde social et de la condition humaine, le jardin représente un voyage "au plus noir des mystères humains" :

"Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices ... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie ...

Ah oui ! Le jardin des supplices ! ... Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, le mensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l'amour, la gloire, l'héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l'éternelle souffrance humaine ... Ce que j'ai vu aujourd'hui, ce que j'ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n'est plus pour moi qu'un symbole, sur toute la terre ... J'ai beau chercher une halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouve nulle part ...

Je voudrais, oui, je voudrais me rassurer, me décrasser l'âme et le cerveau avec des souvenirs anciens, avec le souvenir de visages connus et familiers ... [...] C'est tous ceux et toutes celles que j'ai aimées ou que j'ai cru aimer, petites âmes indifférentes et frivoles, et sur qui s'étale maintenant l'ineffaçable tâche rouge ... Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s'acharnent à l'œuvre de mort ... Et c'est l'homme-individu, et c'est l'homme foule, et c'est la bête, la plante, l'élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l'amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de la vie qui la dévorent et qui jaillissent, d'elles, en des jets de sale écume !"

En conclusion, je dirai que je garde un souvenir fort de ce roman. J'avais de nombreuses attentes quand j'ai ouvert Le jardin des supplices (et quelques appréhensions, peut-être), et tout en les satisfaisant, l'écriture de Mirbeau a réussi à me surprendre. Quand je songe à ce livre, se mêlent paradoxalement le souvenir d'un plaisir de lecture et une impression douloureuse. Dans toute son ambivalence, ce roman provoque, met mal à l'aise, mais il faut rêver, sourire aussi. Et il fascine, dans une certaine mesure.
C'est un étonnant voyage pour quiconque n'a pas trop peur de s'aventurer aussi loin.


Pour ceux que ça intéresse :


Images :
1. Félicien Rops - Le bonheur du crime
(illustration des
Diaboliques)
2. Odilon Redon - Christ crucifié
3. Félicien Rops - La sieste

Quelques mots sur ce recueil de contes dont je n'ai lu, en fait, qu'une partie. Il se trouve que lors de ma dernière escapade j'ai trouvé un petit, tout petit livre en librairie, il était signé Jean Lorrain ! Naïvement, je l'emmène avec moi, bien qu'il s'agisse d'une édition scolaire. Il y en a qui sont très bien faites, je le reconnais, mais je me méfie toujours des éditions scolaires ... Je sais maintenant qu'il manque plusieurs contes (pas moins d'une dizaine) par rapport au contenu original et que la préface de l'auteur a été escamotée, cela au profit d'un appareil critique particulièrement développé. Faisons donc avec ce que nous avons, le temps de trouver l'ouvrage dans son entier.


"Beaux rêves fanés" et réécritures fantasmatiques, ces contes s'inscrivent dans la tradition du récit merveilleux tout en sacrifiant à l'imaginaire du temps. Et si l'on suit les destinées de belles princesses et de doux princes, c'est en baignant dans une atmosphère à la fois mélancolique et macabre, où l'humain se dérobe derrière les gemmes, les tissus précieux et où la vie s'étiole au milieu de fleurs maladives. Il est souvent question de princesses, dans ces courts récits , et celles-ci affichent les attributs de leurs illustres modèles : ce sont de belles demoiselles à la longue chevelure, revêtues de robes médiévales, échos de Blanche-Neige, de la Belle au Bois Dormant, de Mélusine et autres belles dames sans merci. Seulement, alors qu'auparavant la princesse de conte de fée n'était qu'innocence et passivité, les figures de ces contes sont présentées dans toute leur ambivalence : tares diverses, cruauté sans égale, beauté maladive sont leurs attributs. Jean Lorrain joue ainsi avec les héritages littéraires, et s'amuse à pervertir les grands mythes. Prenons par exemple le motif de la princesse endormie, mise sous verre : dans notre recueil, la demoiselle se nomme Bertrade et sombre dans une léthargie proche de la mort durant de longues années. Ses mains, accidentellement dévorées par des chiens lors de son sommeil, semblent saigner éternellement. Loin d'être vénérée et farouchement protégée, la pâle figure fait peur et on la relègue bien volontiers dans une chapelle latérale plongée dans les ténèbres, en proie au silence et aux toiles d'araignées ...

Il est intéressant de voir s'épanouir, dans si peu de récits, autant de motifs et d'échos, qu'ils renvoient aux productions de l'auteur ou à des mythologies d'origines variées. J'ai retrouvé avec plaisir dans Princesses d'ivoire et d'ivresse cette fascination pour la couleur verte, cette omniprésence des lys ... et des batraciens, autant de rappels de l'univers de Jean Lorrain. D'un autre côté, j'ai vu surgir Oriane et Amadys, une reine des neiges, une Salomé en pleine Renaissance italienne, une Neigefleur/Blanche-Neige poursuivie par une marâtre au miroir, un Narcisse égyptien (si, si) et que sais-je encore ... Tous étonnamment transformés. L'auteur n'évite cependant pas les redites, et si j'ai trouvé quelques contes particulièrement riches, ou simplement plaisants, j'ai parfois eu du mal à voir l'originalité dans certaines réécritures. Parmi les récits qui ont attiré mon attention, j'en citerai tout particulièrement deux, à savoir La princesse aux lys rouges qui ouvre le recueil et Narkiss, une relecture pourrissante du Narcisse grec. Le premier conte nous donne à voir les errements d'Audovère dans un jardin isolé. Belle princesse vierge, cette austère fille de roi tue les hommes par l'intermédiaire des fleurs. Quant à Narkiss, il n'est rien moins qu'un jeune éphèbe, prince d'Égypte et descendant d'Isis, retenu dans des temples isolés en plein désert, et qui trouvera sa mort dans un marais monstrueux où des plantes luxuriantes aux parfums capiteux se nourrissent de la pourriture des sacrifices ... Un point commun entre ces deux contes : l'évocation poétisée de la fleur.


"Et c'est un vieux conte d'Orient, une antique histoire d'Egypte qu'impose à mon souvenir la fastueuse et pâme aothéose des longs iris de jade, des rigides arums et des larges pivoines pareilles à des lotus, car ils devaient jaillir ainsi, dans un tumulte hostile de feuilles et de tiges, les filiums de neige, les iris nacrés et les monstrueux nymphéas de la légende de Narkiss, tous les sinistres et lumineux calices nourris du sang des sacrifices et, telles des fleurs-vampires, flottant sur l'eau croupie du Nil, au pid du vieux temple et du grand escalier où le jeune Pharaon, nudité rayonnante de gemmes, de corolles et d'ivoires orfévrés, venait au crépuscule promener ses pieds lents."

Pâles comme la mort, parés de trésors d'orfèvrerie, princes et princesses se complaisent dans le vice et la décomposition. A la libération annoncée par l'arrivée du prince charmant dans les récits traditionnels est opposé le châtiment qui frappe, presqu'irrévocablement, les personnages pêcheurs. La marquise de Spolète, à trop vouloir jouer de cruauté, est punie par la décapitation de ses trois amants ; les princesses qui aiment se mirer dans les reflets d'eau et de miroir perdent leur image dans des sabbats qui ne sont pas sans rappeler des tableaux de Bosch ; et pour la fée Oriane qui inspira tant d'amour et piégea tant de chevaliers, le charme est finalement brisé et elle apparaît telle qu'elle est vraiment, "grise, et racornie, édentée, toussotante, ployée en deux, brisée, l'air d'un spectre elle-même avec sa peau couleur de cendre et ses yeux blancs de taies entre des cils saignants."

Princesses d'ivoire et d'ivresse est un recueil somme toute agréable à lire, qui associe de nostalgiques récits non dénués de poésie à des déformations brutales de grands mythes littéraires. Quant à l'édition (Bibliothèque Gallimard), si l'on peut déplorer l'absence de la préface de Lorrain et d'une dizaine de contes, il faut avouer que l'appareil critique, hors considérations scolaires, constitue une bonne petite introduction pour qui voudrait avoir un premier aperçu, tout en douceur, de cette littérature de la fin du XIXème siècle.



Images :

1. enayla on Deviantart
2. DarkPain Akh on Deviantart

Alors que la rentrée approche à grands pas, je ne peux m'empêcher de songer à de nouvelles lectures et je ressens l'envie de replonger un peu dans la littérature fin de siècle. C'est pourquoi, outre des oeuvres en programme que je ne citerai et ne lirai pas encore, j'entame Le jardin des supplices d'Octave Mirbeau ... Et sans savoir encore si j'écrirai sur Princesses d'ivoire et d'ivresse, recueil de contes de Jean Lorrain, je dépose ici un de ses sonnets sur la figure de Salomé, danseuse mythique et femme fatale que recréa le XIXème siècle ...

~ * ~


Pour plus d'informations,


Tout en tulle, légère et féroce, un grand peigne
Mordant ses crins d'or fauve et d'un air délicat

Du revers de sa main portant sur un grand plat

La tête de Pierrot, dont le front troué saigne,


Elle apparaît dans l'ombre au pied de l'Opéra

Très blanche ; et se tournant, dans sa jupe étoilée

De paillons, vers la tête horrible et mutilée,

Ébauche sur sa lèvre un rire scélérat.


La tête blême et veule avec ses larges plaies

A la tempe et ses yeux révulsés, dont deux taies

Sous les mornes regards, a pour nimbe un louis d'or.


Un louis ... et sous son fin maillot taché de boue

Et de sang, Salomé, fille et sœur de la Mort
Rit à l'humanité, que ce louis d'or bafoue.


"Salomé" dans Modernités



Image : Henri Regnault - Salomé

Une éducation libertine

{Une éducation libertine, de Jean-Baptiste del Amo a été lu
et chroniqué dans le cadre de l'opération "Masse critique" de Babelio
Merci aux organisateurs et aux éditions Gallimard ! }


J'ai mis du temps avant de parler de cet ouvrage, lu il y a maintenant quelques semaines, mais divers évènements, indépendants de ma volonté, m'auront empêché d'y revenir aussi vite que prévu ... De plus, j'ai ressenti le besoin de clarifier mes idées avant d'écrire de nouveau sur ce roman, le précédent billet à son sujet était remarquable de confusion ! J'ai donc préféré reprendre depuis le début ...

Une éducation libertine, roman de la rentrée littéraire, raconte l'ascension et la chute d'une jeune provincial "asservi par la chair" en plein siècle des Lumières. Le lecteur accompagne le personnage de Gaspard dans la découverte d'un Paris double, où l'air est vicié par les émanations humaines et la saleté du fleuve. L'auteur construit pour cela une atmosphère particulière, essentiellement sensorielle, olfactive : entre les remugles des bâtisses insalubres, les émanations méphitiques du fleuve et l'odeur de crasse et de mort posée sur les habitants, on est parfois tenté de froncer le nez. Et il n'y a pas à dire : les descriptions sont bien menées, le lecteur plonge, patauge dans cet amas de civilisation puante. Non sans un certain plaisir. Pendant ce temps-là, il assiste, impuissant, à la destruction progressive du héros, au fur et à mesure qu'il tente une ascension sociale. Gaspard est finalement brisé et corrompu par le monde qui l'entoure, présenté comme pourri et décadent. La ville, personnifiée, représente une entité malveillante et dangereuse, attirant les êtres dans ses rues sales et tortueuses, baignant de vice quiconque en respire les effluves. Le fleuve même, motif omniprésent dans le récit, n'apparaît que souillé par les présences humaines et les dégorgements de la ville, apparenté à un Styx, charriant cadavres et pulsions inconscientes. Une éducation libertine, sous couvert de représenter un autre XVIIIème que celui que nous connaissons, se pose comme un roman destructeur et nihiliste, miroir de la corruption du monde. Et c'est sous ces augures, par l'intermédiaire de Rousseau, que ce récit déchirant se clôt :

"Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant de toutes parts."

Au final, j'en garde un bon souvenir de lecture. Je dirais même que pour un premier roman, ce livre porte avec lui de nombreuses promesses : on ne peut que saluer le travail du style, la capacité qu'a eu l'auteur à entraîner le lecteur dans les lieux les moins engageants ou encore la richesse de la psychologie du personnage. Mais l'habileté de la narration ne parvient pas à faire oublier quelques défauts ...

~*~

Il est assez étonnant qu'en lisant Une éducation libertine, j'aie pensé à autant d'auteurs : telles lignes m'ont rappelé les écrivains fin-de-siècle, un autre passage faisait explicitement allusion à Süskind, tandis que le destin d'Emma me rappelait malgré moi celui de Nana, l'héroïne de Zola ... Entre les clins d'œil aux romans d'apprentissage, l'application à décrire horreur et pourriture qui rappellent certains aspects de la littérature fin de siècle et les références plus ou moins assumées aux écrivains libertins du XVIIIème, le propos ne se désagrège-t-il pas un peu trop ? J'ai également regretté, au fil de ma lecture, certaines maladresses, certains détails gênants qui m'empêchaient d'adhérer totalement au Paris-XVIIIème que l'auteur cherche à recréer sous nos yeux. Quelques anachronismes, quelques invraisemblances apparaissaient au détour d'une page, et à chaque fois j'interrompais ma lecture en regrettant la phrase, le mot, la déclaration qui avait interrompu une agréable immersion. Comment un pauvre bougre pataugeant chaque jour dans le fleuve peut-il manifester des connaissances mythologiques, déclarant à propos de la Seine : "c'est un Styx" ? Comment un homme qui se réclame des milieux philosophiques et libertins, à la mi XVIIIème siècle, peut-il déclarer que les philosophes de son temps ne s'intéressent qu'à l'âme alors qu'existent, à l'époque, des salons où se développe une pensée matérialiste ?

Enfin, j'ai eu l'impression au fil de ma lecture que lorsqu'on souhaitait gratter un peu la surface du texte pour voir ce qui se dissimule derrière, on était confronté à une sorte de malaise. Je ne veux pas croire qu'il n'y ait que du vide, du creux derrière les mots d'Une éducation libertine, mais le propos se saisit mal, très mal, derrière les soubresauts de l'intrigue. On croit souvent entendre un murmure, un simple murmure, étouffé de partout par le récit en lui-même.
Le roman soulève finalement beaucoup de questions auxquelles il n'apporte pas de véritable réponse, et j'ai refermé ce livre sur une impression mitigée. J'aurais aimé trouver derrière la narration adroite et le style soignée quelque chose de plus fort , à la hauteur de la violence du récit et de la force des descriptions. Ce ne fut pas le cas. Par conséquent, j'ai le sentiment qu'il manque quelque chose à Une éducation libertine pour en faire un roman accompli.
A mon sens, l'ouvrage représente bien plutôt un divertissement de qualité, pour qui a le cœur bien accroché et ne s'embarrasse pas des résistances et maladresses qui apparaissent, ça et là.

La critique d'Ys, plus enthousiaste.
La critique de Lou.

Images :
1. Chardin - La raie
2. Francis Bacon

Blog-o-Trésors

A présent que la longue liste du défi Blog'o'trésor a été publiée, nombreux sont ceux qui annoncent, fièrement, leur choix de lecture. J'ai moi-même quelques idées, que je dépose ici. Mais pas question d'arrêter mon choix sur quatre livres en particulier ! Pas tout de suite, en tout cas : je ne voudrais pas, ensuite, me sentir contrainte. J'essaierai seulement de faire baisser ce que beaucoup d'entre nous appellent 'Pal', choisissant de préférence des ouvrages déjà sur mes étagères, mais que j'hésite à lire depuis un moment ... Voilà donc quelques idées glanées ici (avec astérisque, ceux que je possède déjà) :

~ Artaud, Le moine (d'après Lewis)*
~ Simone de Beauvoir, La femme rompue
~ Camus, La peste*
~ Céline, Voyage au bout de la nuit*
~ Diderot, Jacques le Fataliste*
~ Flaubert, L'éducation sentimentale*
~ Thomas Hardy, Tess d'Urberville*
~ Kundera, L'immortalité*
...

Et pour mes propres suggestions, c'est par .

A bientôt,

[J] Cornegidouille !

Une pièce rangée parmi les classiques, mais dont on parle peu et qui commence par "Merdre !", cela a de quoi intriguer. Sous les encouragements d'un certain A.O, pas si démovélique qu'on ne serait tenté de le croire, je me suis procurée cette étrange pièce. Rien de plus approprié pour souffler entre deux dissertations poussives, en période d'examen !

Étrangement, quand on dit Alfred Jarry, on songe en premier lieu à Ubu roi. Cette pièce n'est pourtant à l'origine loin d'être la sienne et son œuvre dépasse le cadre du cycle théâtral d'Ubu. Mais c'est ce que la postérité a retenu : la pièce et son scandale ravalés au rang du mythe ...En dehors des considérations sur son intertextualité, ses origines, sur le lien étroit qu'elle entretient avec les autres œuvres de Jarry, que dire de la pièce en elle-même ? Qu'elle est surprenante, tout d'abord. Et qu'elle doit l'être encore davantage sur scène, du moins de la façon dont Jarry l'a conçue. Il est intéressant de voir que la représentation de cette pièce constitue le point d'aboutissement de plusieurs années d'écrits, de réflexions, sera joué maintes fois au cours de spectacles privés, du grenier des parents aux milieux littéraires parisiens. Pour représenter les aventures du gros bonhomme improbable, Jarry et ses comparses ont recours à tous les moyens en leur possession, s'essayant même aux marionnettes et au théâtre d'ombre. Il faut dire qu'Ubu roi, par sa fantaisie, pose le problème de la mise en scène. Pour exemple, comment feriez-vous pour matérialiser sur les planches un passage comme :

"UBU - Ah ! Eh bien il va rencontrer un palmipède maintenant ! (Il lui jette l'ours)"

Le propre des représentations dirigées par Jarry (au nombre impressionnant de ... deux, une générale et la première) est qu'elles font le choix de la provocation. Au diable les beaux accessoires qui font vrais, les costumes chamarrés et les décors reproduisant le réel : les objets sont de carton pâte, une toile unique orne le fond de la scène et les lieux sont indiqués par des pancartes. Des poupées de chiffon, des marionnettes désarticulées pour figurer les nobles que l'on entasse dans la "trappe à nobles" à l'aide du "crochet à noble". Inutile de dire que de tels choix esthétiques firent scandale ... La bataille d'Ubu roi est d'ailleurs plus amplement évoquée dans un article complémentaire publié sur Bidulbuk.


Il y a quelque chose de terriblement absurde, dans le périple de cet Ubu, monstre ovoïde à tête piriforme qui n'est que cruauté et couardise ... Un certain Falstaff, dans la première partie d'Henri IV de Shakespeare, justifie sa mauvaise conduite par sa ventripotence : bedaine informe signifie plus de chair et donc davantage de tentation au vice ! Si je fais référence à lui maintenant, c'est que le parallèle entre ce personnage et Ubu ne me semble pas dénué de sens. Il est certain que les auteurs de la pièce d'origine connaissaient Shakespeare dont le nom apparaît en exergue, dès la première page : « Adonc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragœdies par escript. » Comme Falstaff, Ubu est gros et rebondi ; comme Falstaff, il est à la fois lâche et fanfaron, fuyant le combat, faisant le mort pour éviter d'être tué, s'endormant à tout va dans sa cachette, engloutissant (dans sa "pôche") tout ce qui est à portée de main. D'autres références explicites à des textes classiques sont parsemées dans le texte : le "Grâce au Ciel, j'entrevois... /Dieux ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi ! " de Racine devient "Grâce au Ciel, j'entrevois Monsieur le père Ubu qui dort auprès de moi !" tandis qu'Ubu parle, pour désigner le combat entre les réfugiés affamés et l'ours-futur-projectile d'un "combat entre les voraces et les coriaces". Le texte joue avec les mots et leur orthographe, le personnage-titre semblant avoir pour certains substantifs une prononciation pour le moins personnelle : "cheval à phynances" côtoie les "oneilles" en passant par l'impératif "tudez" qui remplace le plus habituel "tuez". On louera également la grande inventivité en ce qui concerne les jurons : outre le mythique "Merdre" liminaire, on dénotera l'énigmatique "De par ma chandelle verte !", le rabelaisien "Jambedieu" ou l'évocateur "Cornegidouille".

Il est plaisant, au début d'un Challenge ABC sur un tel thème, de rencontrer une pièce aussi vivante et drôle, écrite et bâtie par et pour le théâtre, dans la création d'un personnage qui tient plus de la marionnette de Guignol que du rôle d'acteur. Point positif également : cela me donne envie de découvrir d'autres aspects de l'œuvre d'Alfred Jarry, dont les critiques semblent déplorer qu'il demeure à jamais "l'auteur d'Ubu roi" dans les pages des dictionnaires. Et ce,
qu'il s'agisse des ses textes littéraires comme de ses réflexions dramaturgiques. Je vous quitte d'ailleurs sur un extrait de sa Conférence sur les Pantins , révélateur de la place qu'il accorde à l'acteur dans la création théâtrale. Jarry défend la position d'un poète et créateur unique, démiurge puisqu'il va jusqu'à modeler lui-même ses pantins :

"Nous ne savons pourquoi, nous nous sommes toujours ennuyé à ce qu'on appelle le Théâtre. Serait-ce que nous avions conscience que l'acteur si génial soit-il, trahit - et d'autant plus qu'il est génial - ou personnel - davantage la pensée du poète ? Les marionnettes seules dont on est maître, souverain et Créateur, car il nous paraît indispensable de les avoir fabriquées soi-même, traduisent, passivement et rudimentairement, ce qui est le schéma de l'exactitude, nos pensées. On pêche à la ligne - du fil de fer [...] dont se servent les fleuristes - leurs gestes qui n'ont point les limites de la vulgaire humanité. On est devant - ou mieux au-dessus de ce clavier comme à celui d'une machine à écrire ... et les actions qu'on leur prête n'ont point de limites non plus.
Et les vers voulus mirlitonesques ne sont-ils pas l'expression à dessein enfantine et simplifiée de l'absolu, sagesse des nations ?
Et puis ... sont-ils plus mirlitonesques que ceux récités dans les théâtres à personnages humains et que le public applaudit de toute la compréhension de son séant, seul point par lequel il soit bien en contact avec le Théâtre ?"

Image :
1. Max Ernst, Ubu Imperator

L'instant pub

Bidulbuk renaît ces derniers temps !
Je vous invite par conséquent à consulter deux articles fraîchement publiés :


~ Swift : Les voyages de Gulliver par A.O



~ Death Note, un manga philosophique ? par moi-même

A bientôt !

Nibelheim, en période d'examens.


Voyage en Terre du Milieu

Eh bien la voilà, la première note de l'année ...
Et ce ne sera sans doute pas la plus courte !

En vous souhaitant une année pleine
de découvertes (littéraires) en tous genres.

Meilleurs vœux à vous ...


Tout le monde a entendu parler au moins une fois de cette grande fresque mythologique qui a connu un regain d'intérêt en France à l'occasion de son adaptation cinématographique. : je parle du Seigneur des Anneaux de Tolkien Quand sortit le premier film, je venais de terminer ma première lecture de ce grand cycle ; je l'ai relu peu après. Puis j'ai rangé mon gros livre dans un coin de la bibliothèque en me disant que c'était une belle histoire, et j'ai poursuivi mes découvertes littéraires au fil des années, sans plus m'en soucier. Il n'était pas du tout prévu que je saisisse le livre de Tolkien maintenant, à une période où je croule sous les lectures nouvelles. Mais après avoir revu les films dans la perspective de me distraire, l'envie est soudainement réapparue. Parce que j'ai pris conscience que mon regard porté sur le Seigneur des Anneaux ainsi que les images que j'en conservais avaient été contaminés par les adaptations filmées, et que je n'en avais finalement pas grand souvenir. J'ai donc décidé de prendre le temps de me plonger à nouveau dans l'univers de la Terre du Milieu.

C'est une véritable gageüre que de se lancer dans l'écriture d'un billet à propos de ce livre, et il m'a fallu noter d'abord quelques idées éparses dans mon carnet de brouillon pour réussir à construire mon propos. J'ai voulu au départ traiter chaque tome séparément, mais quand il a fallu parler de La communauté de l'Anneau, je n'ai rien su dire : construit comme un tout, Le Seigneur des Anneaux demandait à être lu et considéré dans son entier. Je précise d'ailleurs que Tolkien l'a toujours travaillé d'un seul tenant : la division en trois volumes ne s'est faite que pour des raisons éditoriales.


Arrêtons-nous d'abord un instant sur les films qui ont motivé cette relecture. Beaucoup d'entre nous ont découvert l'œuvre de Tolkien à l'occasion de la sortie de leur adaptation cinématographique. J'ai remarqué cette fois-ci, sans grande surprise, que l'œuvre écrite dépassait de beaucoup tout ce que j'avais pu visionner. Mais j'irai plus loin : je me suis rendue compte que certains choix cinématographiques allaient jusqu'à changer le sens de ce qui était écrit, et cela en déplaçant des répliques d'un e bouche à une autre et en fusionnant certains personnages qui n'avaient en soi rien à voir. Ce que j'avais pris d'abord pour de petites simplifications m'a alors semblé approcher parfois du contresens pur et simple. Je citerai l'exemple de Sylvebarbe, le vieil Ent que Merry et Pippin rencontrent dans la vieille forêt (Les deux Tours) : celui-ci dans le film est quelque peu menaçant, et refuse longtemps de considérer les deux petits êtres autrement que comme des créatures maléfiques. Dans le livre, Sylvebarbe est l'écoute personnifiée : prenant les Hobbits pour des êtres antipathiques, il les invite à se retourner pour mieux les contempler, répétant "Pas de jugement hâtif, c'est ma devise." Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, et pas forcément le plus parlant. Reste que j'ai été assez surprise par la déformation opérée par les films, qui m'a semblé bien plus importante qu'il n'y paraissait au premier abord. Mais une comparaison entre œuvre écrite et œuvre filmée n'étant pas mon but, revenons plutôt au livre en lui-même.


Le Seigneur des Anneaux est un livre surprenant et inclassable, constituant une grande fresque épique qui renouvelle nombre de traditions littéraires. Ce qui frappe en premier lieu, c'est la grande cohérence du monde créé par Tolkien : immergé dans la Terre du Milieu, l'on s'imprègne rapidement de ses mythes, de ses chansons, de ses diverses coutumes et de ses peuples. La géographie de ce lieu inconnu a été pen sée et repensée, et les livres sont toujours parsemés de cartes imaginaires ; un univers d'une impressionnante richesse se développe alors sous nos yeux. L'œuvre compte par ailleurs de multiples échos, et des motifs se trouvent répétés et enrichis au fil du texte : ainsi, les occurrences de la figure du saule, qui apparaît à de multiples reprises, que ce soit dans la narration ou dans les chansons. Plus encore, Le Seigneur des Anneaux semble jouer avec d'anciennes traditio ns littéraires, en particulier avec la littérature épique, qu'elle soit antique ou médiévale. Je prendrais l'exemple d'un chapitre du troisième volume, « Le chemin des morts » (Le retour du roi), où Aragorn et sa troupe empruntent un passage à travers les profondeurs des montagnes pour rallier à eux des guerriers damnés qui n'ont pas trouvé le repos. Ce moment du livre semble en effet un écho intéressant aux nekuia antiques (descentes aux enfers, que l'on peut trouver chez Homère, Ovide ou Virgile, par exemple) : même parcours s'enfonçant dans la montagne, même image des morts errants qui chuchotent des paroles incompréhensibles aux vivants, même cheminement jusqu'au monde des vivants le long d'une longue route où il s'agit de ne pas se retourner, etc. Au passage, un article intéressant sur ce sujet a été oublié ici. D'une autre façon, le récit est émaillé de poèmes et chansons ; certains textes insérés sont même présentés comme des lais, forme poétique ayant cours dans l'Europe médiévale : l'œuvre majeure recèle donc de nombreuses œuvres secondaires (poésies, chansons et histoires rapportées) qui viennent l'enrichir et la diversifier.


« Une partie de l’attrait du Seigneur des anneaux est due, je pense, aux aperçus d’une vaste Histoire qui se trouve à l’arrière-plan : un attrait comme celui que possède une île inviolée que l’on voit de très loin, ou des tours d’une ville lointaine miroitant dans un brouillard éclairé par le soleil. S’y rendre, c’est détruire la magie, à moins que n’apparaissent encore de nouvelles visions inaccessibles. »
Tolkien, Lettre au colonel Worskett




Le choix des héros de cette longue histoire me semble lui aussi particulièrement intéressant, notamment en ce qui concerne les Hobbits. Ceux-ci sont longuement présentés dans un prologue non dénué d’humour, sorte d'essai anthropologique fictif nous présentant ce petit peuple qui nous est inconnu. A ce propos, j'ai été agréablement surprise en découvrant que tous les passages de présentation qui m'avaient paru interminables lors de mes premières lectures ont été lus aujourd'hui avec beaucoup plus de plaisir et de facilité. Pour ce qui est des Hobbits, voilà des personnages qui attirent toute ma sympathie. N'est-ce pas naturel, quand il s'agit d'un peuple sur lequel on lit, dès les premières pages : "Pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient bien, souvent et cordialement, car ils aimaient les simples facéties en tous temps et six repas par jour (quand ils pouvaient les avoir)" ? Le Seigneur des Anneaux conte les aventures de quatre de ces petites personnes si promptes à l'amusement, embarquées bien malgré elles dans des aventures qui les dépassent. Il est question de guerres, d'anneaux de pouvoir, de corruption, et de bien d'autres choses. Il est intéressant, dans ce cadre, d'observer le renversement des figures héroïques opéré dans cette histoire : à côté de héros forts et valeureux peut-être plus conventionnels (et non pas moins intéressants, d'ailleurs) on trouve des personnages drôles et plaisants, engagés dans la grande guerre de la Terre du Milieu contre leur volonté. Or au fil du livre, on nous montre précisément que les Hobbits sont bien plus résistants aux coups du sort, à la corruption, aux blessures et maux de tous genres que bien des guerriers. Cela en raison de leur amour de la vie et de leur ingénuité (et non leur bêtise).


Epopée individuelle et collective, Le Seigneur des Anneaux présente une galerie impressionnante de personnages de toutes races et de tous caractères, où la nuance est de mise. Chaque figure positive comporte sa part d'ombre et vice-versa : les personnages qui semblaient caricaturaux dans l'adaptation filmée ne l'étaient qu'en raison de la simplification d'une histoire si difficile à mettre à l'écran. Au sein de ce long récit, de multiples destins se croisent et se mêlent, dans une épopée qui tient à la fois des coutumes païennes et des mythes bibliques. Tout en traitant de la corruption du pouvoir, de la relation à autrui et d'autres grands thèmes omniprésents en littérature tout en permettant l'évasion et le rêve, cette œuvre supporte aisément différents niveaux de lecture et c'est en cela que ce fut pour moi une véritable redécouverte. Lors de mes premières lectures, je n'ai fait attention qu'aux rebondissements et à l'intrigue, particulièrement prenants, tout en trouvant certaines digressions et certains passages descriptifs bien trop longs. Aujourd'hui, en continuant à apprécier les linéaments de l'histoire, j'ai pris plaisir à m'arrêter sur un passage moins rattaché à la problématique de l'Anneau (comme les chapitres de Tom Bombadil dans La communauté de l'Anneau qui présentent un personnage pour le moins étrange, non mentionné dans les films) ou un passage qui me semblait poétique (comme les descriptions de paysages imaginaires, particulièrement importants dans la construction du monde tel que le connaissent les personnages de la trilogie.) Et c
e fut alors pour moi un réel plaisir que d'entamer cette relecture qui m'aura permis de redécouvrir un monde d'une richesse incroyable où chaque peuple conserve sa propre culture et son propre héritage qui transparaissent dans son architecture, sa tradition culinaire ou sa littérature.


"Ithilien, le jardin du Gondor, maintenant désolé, conservait encore une beauté de dryade échevelée."
Le Seigneur des Anneaux, Livre II, chapitre 4.



En espérant n'avoir pas été trop abstraite dans cette note déjà bien longue et que je garde dans mes tiroirs depuis un moment déjà ... Pour terminer, je vous encouragerai, si vous n'avez pas jamais pénétré dans cet univers, à découvrir cet univers qui dépasse de loin ce qu'on a bien voulu en montrer.


Images :

1. Lluhnij on Deviantart
2. Fondcombe par Alan Lee
3. Le miroir de Galadriel par Alan Lee
4. brinkdj on Deviantart

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