Mademoiselle Julie est une pièce du dramaturge suédois August Strindberg relatant le face à face entre deux figures : Julie, personnage éponyme, jeune aristocrate au comportement étrange et Jean, un domestique dévoré d'ambition. Entre eux, un unique personnage secondaire, Christine, cuisinière figée dans l'attente et le silence, domestique prisonnière des convenances sociales. Un unique décor : la cuisine de la maison du comte, la nuit de la saint-Jean. Et oscillant sans cesse entre grandeur et décadence, passant de l'amour à la haine, les personnages s'affrontent, en écho aux bouleversements sociaux du temps ... Ainsi, mademoiselle Julie danse avec les domestiques, sans soucis de son rang, et se donne à l'un deux tout en conservant le sentiment d'un honneur tout aristocrate. Ainsi, Jean, tout en tremblant devant le comte quand il n'a pas ciré ses bottes à l'heure dite, rêve de noblesse et d'élévation. Les distinctions sociales s'estompent, et chaque personnage se trouve comme prisonnier, à tenter encore de penser à travers elles.

Ce qui m'a particulièrement intéressée dans cette pièce, c'est qu'elle se veut l'application d'une réflexion sur l'art dramatique. Strindberg a en effet interrogé la pratique théâtrale, souhaitant la renouveler en partie, l'adaptant à un monde en pleine mutation où l'on ne s'intéresse plus vraiment à ce qui se passe sur les planches. Alors, pour recréer l'illusion (à son sens mise à mal), il a écrit une pièce qui se joue d'un seul tenant, sans entracte, sans division d'aucune sorte. Rechercher plus de naturel et échapper à un théâtre emprunté et plein d'affectations, où des acteurs sur-maquillés et mal éclairés récitent un texte en guettant les applaudissements du public. Dans sa préface, Strindberg décrit longuement les décors, éclairages et types de jeu qu'il appelle de ses voeux, pour un renouvellement de la forme théâtrale.
Les positions de Strindberg par rapport à la construction du personnage sont intéressantes également. A partir d'un sujet "pris dans la vie tel qu'il l'a entendu relater il y a quelques années", il crée avec Julie et Jean deux personnages riches et changeants. Point de caractère préétabli que le personnage portera jusqu'au bout comme marque de fabrique : tous deux apparaissent comme un conglomérat d'impressions, de sentiments, de souvenirs, de lectures diverses, "tout comme l'âme elle-même est un assemblage de pièces de toutes sortes". Pour cette même raison, aucune explication ne sera donnée pour justifier leur comportement et le destin tragique de la jeune fille ne trouvera pas de causalité bien définie. L'on pourra au contraire lui trouver des motifs multiples, sans pouvoir trancher.

Mademoiselle Julie me semble une pièce réussie, d'un point de vue dramatique : l'action est intense, ramassée, et le lecteur-spectateur est vite entraîné dans l'étrange atmosphère de cette nuit de fête. Pour n'en ressortir qu'à la fermeture du livre, ou du rideau. Dans sa volonté de tenir le spectateur de bout en bout tout en le laissant souscrire à l'illusion théâtrale, Strindberg a ménagé des moments de pause permettant à l'attention de se relâcher un moment, grâce au ballet, à la pantomime ou au monologue. A ce titre, il accorde, lors de moments précis de la pièce, une liberté non négligeable à l'acteur qui doit lui-même inventer son propre monologue, construire sa gestuelle et non déclamer un texte déjà écrit.
Au final, je garde une très bonne impression de cette pièce lue d'une traite durant un voyage en train (pourtant particulièrement bruyant). C'est que je me suis véritablement laissée entraîner par le rythme et l'écriture de cette petite pièce.

Je terminerai cette note par un court extrait où les deux protagonistes évoquent un de leurs rêves, choisissant ce passage pour son résonnement symbolique au regard de la pièce tout entière.



"JEAN. - Vous savez, vous êtes très étrange !

JULIE. - Peut-être, mais ça, vous l'êtes aussi. Et puis tout est étrange. La vie, l'humanité, tout ... Cette neige noire qui tourne, tourne sur l'eau et s'enfonce, s'enfonce. J'ai fait un rêve qui me revient de temps en temps, et je me le rappelle en ce moment. Grimpée tout en haut d'un pilier, j'y suis assise sans aucune possibilité d'en descendre ; j'ai le vertige en baissant les yeux, et je dois regagner la terre, mais je n'ai pas le courage de m'élancer ; je ne puis m'y maintenir et il me tarde te tomber, mais je ne tombe pas. Pourtant je ne connais la paix, je ne connais le repos que lorsque je suis en bas, tout en bas, sur le sol. Et si j'ai réussi à l'atteindre, je voudrais disparaître sous la terre. Avez-vous jamais connu cette sensation ?

JEAN. - Non. Je rêve d'ordinaire que je suis couché sous un grand arbre dans une forêt obscure. Je veux monter, monter au sommet, pour voir le clair paysage tout brillant de soleil, et dénicher le nid où dorment les brillants oeufs d'or. Et je grimpe, je grimpe, mais le tronc est si énorme, si lisse, et elle est si loin, la première branche ! Mais je sais que si je l'atteins, la première branche, j'arriverai au sommet aussi aisément que par une échelle. Jamais encore je ne l'ai atteinte ; mais j'y arriverai, même si c'est en rêve ! "

En vous souhaitant une bonne année 2008 !

Image : 1. maroline on Deviantart
2. aiae on Deviantart
Musique : Dir en Grey - Glass Skin

En passant ...

Joyeuses Fêtes de fin d'année à vous !


Image : janne-landet-dreams on Deviantart

Victorian Christmas Swap

C'est à mon tour de publier un petit article pour vous révéler le contenu de mon colis Victorian Christmas Swap. Pour ma part, j'ai eu l'insigne honneur d'envoyer mes présents à Lou : tous les détails de l'affaire sont dévoilés ici. Pour ma part, j'ai reçu une grosse boîte la semaine dernière, après avoir langui bien longtemps, un avis de passage de la Poste entre les mains.
Petite boîte aux lettres et horaires resserés rendent la récupération difficile et l'attente presqu'insoutenable ! Mais me voilà enfin avec ce gros paquet entre les bras. Il en est pourtant (eh oui !) qui demeurent plus qu'indifférents :


Je me mets alors à déballer frénétiquement ce colis, tailladant carton et scotch sans merci. Il a pourtant fallu calmer mes ardeurs et saisir un appareil photo pour réaliser quelques clichés dans un temps record, avec une batterie désespérément vide. Il ne faut pas croire : c'est tout un challenge de répondre aux usages d'un Swap ! A l'ouverture, je dois dire que j'ai été admirative devant des emballages particulièrement soignés et très esthétiques. Ils présageaient beaucoup de bon ... Tant et si bien que j'ai tenté de les ouvrir avec précaution, sans trop les abîmer. On remarquera en haut à droite que certains commencent à être intéressés ...

Enfin j'ai ouvert les paquets, un à un, alternant entre les petits "à côté" de toutes formes et les livres ... Et je dois dire que le contenu était très réjouissant !

~ Littérature
Tess d'Urberville de Thomas Hardy
Les mystères de Londres de Paul Féval
Pierre de Lune de Wilkie Collins

~ Petits objets de Noël
De jolies décorations maintenant parsemées dans toute ma chambre, dont un petit bonhomme de neige en peluche et des suspensions diverses.

~ Gourmandises
Des réglisses anglaises à qui je dédie un hommage posthume, mais aussi des chocolats à la menthe et un pudding de Noël. Je ne les ai pas encore dégustés, je les garde pour les fêtes.


Je précise que pendant le temps de déballage, j'ai sauvé quelques paquets et ficelles d'une mort certaine, le félin domestique qui réside chez moi étant réputé pour sa sauvagerie envers les papiers, sachets et toute autre chose avalable et/ou dangereuse pour la santé. (comme la neige synthétique sur les sapins, les fils divers, les flammes, etc.) Mais il faut lui pardonner, parce que c'est une banane.

Après cet étalage en règle, je vous révèle le nom de celle qui m'a gâtée : il s'agit de Karine ! Le Victorian Christmas Swap fut une agréable expérience, tant par la confection d'un colis à envoyer à quelqu'un d'autre que par la réception de celui qui m'était destiné. Je terminerai cette note en vous souhaitant à tous de Joyeuses Fêtes Victoriennes !
En remerciant ma Swappeuse et les organisatrices,

A bientôt !

Les lectures s'accumulent, et nous voilà fin Décembre. L'année 2009 avance à grands pas. L'heure est donc venue d'amorcer mon Challenge ABC. Première lecture pour la lettre A (et certainement pas la dernière puisque La parodie d'Adamov dort dans mon sac à l'heure présente), voici une courte note à propos de la pièce de Marcel Aymé intitulée La tête des autres.

Sous des dehors de comédie légère et enlevée, cette pièce est une satire mordante du milieu judiciaire, lieu d'expression de toutes les ambitions. Le rideau se lève sur l'arrivée triomphale du procureur Maillard dans sa propre maison. Celui-ci a réalisé un tour de force qui ne sera pas sans répercussions sur sa carrière future : il a obtenu la tête d'un accusé. Le procureur Bertolier, venu pour l'occasion, le félicite : "Dites donc Maillard, c'est votre troisième tête. Pensez-y bien mon cher. Votre troisième tête. A trente-sept ans, c'est joli." Seulement voilà, au théâtre, il se passe toujours des choses improbables ; or il se trouve que l'accusé s'est évadé ... Pour se retrouver chez Maillard.... Où il découvre que la maîtresse de ce dernier(et accessoirement femme de Bertolier) aurait pu lui fournir un alibi et lui éviter ainsi la condamnation capitale ... Car elle avait passé la nuit du crime en sa compagnie ! Rien que ça. De tels ressorts, tout aussi immenses, se multiplient au fil de la pièce.

Le message à l'encontre de la Justice n'en est pas moins mordant. Ne voit-on pas, tout au long de la pièce, des magistrats refuser d'innocenter un homme sous prétexte que cela salirait leur honneur, lui trouver finalement un remplaçant tout prêt et tout aussi innocent, se traîner en tremblant chez celui qui tient tout (gouvernement, économie, justice) entre ses mains sans oser lui demander de livrer le véritable coupable, alors sous ses ordres ? Valorin, l'homme accusé à tort, parangon de la Justice avec une majuscule, aura lui-même une attitude des plus ingrates face à la femme qui l'a soutenu depuis le début de la pièce. En bref, un tableau bien noir de la société française, servi d'un humour léger et plaisant régi en particulier par le comique de situation.

Malgré ça, je reste un peu sur ma faim, et je ne ressens pas le même plaisir que j'ai eu à (re)lire les contes et nouvelles de Marcel Aymé. Il y a un je-ne-sais-quoi qui m'échappe dans cette pièce : peut-être le mélange, difficile à appréhender, entre un thème relativement provocateur et un comique plus boulevardier. Peut-être le fait de ne pas saisir, dans une pièce qui émet directement un avis sur une question de société, quel est le véritable engagement de lauteur. Peut-être aussi le côté un peu trop démonstratif du propos, avec des figures de plus en plus hautes en couleur et des situations de plus en plus extrêmes, pour finalement nous montrer les différentes facettes d'une même chose.
La lecture demeure très agréable sur le moment, mais j'ai l'impression d'avoir un peu survolé le tout, sans trouver suffisamment de points d'accroche pour en retirer quelque chose de conséquent, sur le long terme. En espérant que ma prochaine lecture théâtrale sera un peu plus concluante, car c'est tout ce que j'ai à dire, à propos de La tête des autres ...

Image : Disent on Deviantart

Heureuse nouvelle !

Il y avait un ouvrage de la rentrée littéraire qui m'intriguait beaucoup. Je l'ai lorgné splusieurs fois, trônant sur les étagères. J'ai écouté les remarques positives, éloges dithyrambiques et critiques acerbes d'une oreille curieuse. Et je me disais qu'au vu du résumé et de ce que j'entendais ça et là, ça pouvait être intéressant. Quand même. En général pourtant, je ne suis pas l'actualité littéraire. Mais je n'ai pas franchi le pas, je n'ai pas osé ... Et finalement, la chance m'a souri : grâce à l'opération Masse critique lancée par Babelio, je vais le recevoir, cet ouvrage. Pour pouvoir satisfaire mon curiosité. Mon coeur battait la chamade lorsque j'ai ouvert le courriel annonçant les résultats ... Et voilà qu'une de mes demandes a été acceptée. Me voilà bien contente !

A bientôt donc, pour une critique d'Une éducation libertine de Jean-Baptiste Del Amo.


Le roman comique

Vous ne vous sentez pas attirés par la littérature du XVIIème siècle, n'y voyant que des bonhommes bien sages et bien sérieux toujours occupés à règlementer la littérature ? Vous pensez qu'il n'y avait alors que Racine, Mme de la Fayette et compagnie, et qu'il n'y a donc plus grand chose à voir à cette période ? (Je précise que j'aime beaucoup Racine et Mme de la Fayette.) Vous trouvez l'histoire de la littérature bien trop lisse ? Alors, je vous recommande de découvrir le personnage de Scarron. Il est aujourd'hui surtout connu pour sa légendaire infirmité et pour le destin de la jolie demoiselle qu'il épousa en 1652 et qui n'est autre que la future Madame de Maintenon. Mais Scarron est aussi un homme de lettres qui écrivit nouvelles, pièces de théâtre et autres récits burlesques.


Je souhaitais lire ce livre afin d'avoir un contrepoint à ma lecture de la Clélie, roman héroïco-galant qui lui est contemporain. Et à ce titre, j'ai visé juste. Scarron se propose, dès son titre, de réaliser quelque chose que les œuvres de Mlle de Scudéry ou celles de ses collègues ne veulent absolument pas faire : parler de la réalité, de la vulgaire et simple réalité, celle des petites gens. Elle est loin l'atmosphère des salons mondains où l'on recherche les plaisirs raffinés d'une conversation réglée ; Le roman comique nous introduit dans le quotidien d'une troupe de comédiens ambulants et traîne son lecteur d'auberges en tripots, en passant par des campagnes reculées et des scènes improvisée au beau milieu des places publiques. Roman comique, au sens où il parle des comédiens, il l'est aussi par opposition aux tendances du roman de l'époque, entrant presque en contradiction avec le terme de "roman", genre qu'on essaie alors de légitimer en le définissant comme une épopée en prose. Là n'est pas la démarche de Scarron. Les premiers mots du roman placent d'ailleurs l'ouvrage sous le signe de la raillerie et du burlesque : c'est la première flèche (et non la dernière) décochée au roman héroïque, et à son ton jugé grandiloquent :

" Chapitre premier. Une troupe de comédiens arrive dans la ville du Mans.

Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si les chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure ; mais au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toute les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans."


Qu'en est-il alors, de cet ouvrage ? Ce qui marque assez fortement à le lecture, en premier lieu, c'est son humour. La lecture du Roman Comique provoque souvent le rire : situations ridicules et personnages grotesques parsèment l'ouvrage de bout en bout. Il y a en particulier la figure de Ragotin, "petit homme veuf d'une petite femme, qui avait une petite charge dans une petite juridiction" qui, au fil des chapitres, est tour à tour écrasé par deux comédiennes et un sac d'avoine après avoir chu dans l'escalier, enfermé dans un coffre, dénudé avant de croiser un convoi de religieuses et d'être enlevé et ligoté par de parfaits inconnus, poursuivi tout nu par des abeilles en colère, poussé dans les égouts au terme d'une bataille lors d'un spectacle de théâtre, sans cesse maltraité par ses camarades qui, plutôt que d'éprouver une quelconque pitié pour ses malheurs, ne peuvent s'empêcher de rire, voire de participer à ses multiples disgrâces. Le portrait me semble assez éloquent. Les ridicules qui semblent parsemer le roman sont d'ailleurs renforcés par les multiples interventions d'un auteur espiègle, qui se plait à balader son lecteur, brouillant les pistes. "Peut-être que je fais dans mon livre comme ceux qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être aussi que j'ai un dessein arrêté ..." Lecteur, à toi de te débrouiller ! Scarron n'hésitera pas non plus à donner des titres clin-d'oeil à ses chapitres, comme le chapitre 11 de la première partie qui s'intitule : "Qui contient ce que vous verrez, si vous prenez la peine de le lire". J'ai donc ressenti beaucoup de plaisir à la lecture de ce roman au style enlevé qui prête souvent à sourire.


Mais Le roman comique n'est pas pour autant dépourvu de romanesque. Histoires enchâssées, extraordinaires facilités de scénario, enlèvements divers, combats et course s poursuites sont légion dans ce petit ouvrage. Sans compter les origines mystérieuses de nos héros comédiens, Le Destin et l'Etoile, jeunes amoureux sans doute issus de bonne famille et qui ont fui dans une troupe de comédiens. Il y a plusieurs histoires intégrées dans la trame du roman, récits rétrospectifs de l'histoire des héros, ou récits racontés par des personnages secondaires. Ces derniers, souvent inspirés de nouvelles espagnoles, donnent l'occasion à des histoires d'amour et d'aventure, avec de jeunes filles déguisées en hommes, des enlèvements, des fausses morts et des rivalités entre frères. L'univers du rêve et de l'illusion n'est donc pas bien loin et ces héros fictifs viennent contrebalancer les aventures burlesques de nos comédiens. On remarquera d'ailleurs que le roman cherche instaurer un rythme particulier, compensant les passages comiques et les histoires fictives, en faisant se succéder récits d'héroïsme et bagarre dans les auberges et en montrant des péripéties inouïes ... Dans un monde comme dans l'autre. On verra en effet que les enlèvements, les courses poursuites et autres combats ne sont pas absents de la vie quotidienne de la troupe. Ils ne sont juste pas traités avec le même ton ...
J'ai apprécié aussi, au cours de ma lecture, la plongée dans l'univers de la province et dans la vie le quotidien chaotique des comédiens ambulants, ballotés de villes en villes, soumis aux demandes et aux conditions extérieures.

Le roman comique est finalement une œuvre riche et divertissante. Singulièrement vivante, aussi. Si les longues analyses du cœur humain, les discussions sur le sentiment amoureux, si les romans et nouvelles galants ne vous ont jamais tentés, jetez quand même un coup d'œil vers Scarron, ce bonhomme oublié des histoires littéraires et des cours de français : il a peut-être quelque chose d'autre à vous offrir ...

Images :
Gerrit van Honthorst - Le concert au balcon (1624)
Gerrit van Honthorst - Le joyeux violoniste (1623)

J'avais l'intention ce soir d'écrire une note sur Le roman comique de Scarron que j'ai terminé hier. Finalement, après avoir manqué de m'endormir sur mon clavier, j'ai décidé d'écrire un petit billet futile, et d'attendre des jours meilleurs avant de reparler littérature. En vérité, je voulais juste exprimer ma joie car un colis m'attendait à la maison, ce soir ... J'ai tout de suite pensé au Victorian Christmas Swap, mais je faisais erreur : il s'agissait de mes commandes de cadeaux d'anniversaire qui arrivaient après un petit retard. Inutile de dire que ma PAL s'est trouvée très soudainement renflouée et que je ne sais plus donner de la tête ... Galerie des merveilles :

~ Nathalie Sarraute, Œuvres complètes


~ Scarron, Le roman comique



~ David Bosc, George Darien


~ Guy Ducrey, Corps et graphies

~ Alphonse Allais, Œuvres anthumes & posthumes

~ Le Grand-Guignol, théâtre des peurs de la Belle Époque
(anthologie)

Par conséquent, beaucoup énormément de lectures en perspective ! J'attends les vacances avec encore plus d'impatience qu'auparavant, afin de me plonger dans tous ces ouvrages ... (et ceux du Victorian Swap, qui devraient arriver d'ici peu !) En espérant venir vous en parler bientôt ...

Salutations hivernales,

Une Nibelheim hypnotisée ...

Tropismes.



Derrière ce titre énigmatique, un recueil de textes courts, non dénués de poésie, écrits de 1932 à 1933. S'y déroulent des scènes en apparence anodines, sans personnages définis : une réunion de jeune femme en ville, un repas de famille, un vieil homme traversant la route avec un enfant. Jamais de nom, toujours ces "il(s)" ou "elle(s)", figures indéfinies dans lesquelles, pourtant, on croit toujours déceler quelque chose de connu, quelque chose d'un membre de notre entourage. Ce qui relie ces textes ? Ce que Nathalie Sarraute a appelé le "tropisme", "ces sortes de mouvements instinctifs qui sont indépendants de notre volonté, qui sont provoqués par des excitations venant de l'extérieur." Une définition en elle-même assez vague.

Or, s'il est difficile de parler du livre de Nathalie Sarraute, ce n'est pas pour rien : en effet, Nathalie Sarraute tente de donner à voir (donner à vivre, devrais-je dire) les mouvements de sous-conversation, d'aller au-delà de l'échange purement verbal, afin de déceler tout ce qui se joue hors des mots. "Ce que j'ai voulu, c'était investir dans du langage une part, si infime fût-elle, d'innommé".1 Et en effet, elle tente de nous amener, doucement, par l'exemple, dans ces régions que les mots n'ont pas encore touché, vers une réalité qui n'a pas encore été analysée, classée, appauvrie par la convention de la langue. Cela passe, dans les Tropismes, par des attitudes, des mouvements instinctifs, aussi par des mots anodins qui en disent bien plus long qu'on ne pense au premier abord ... Cela pour retranscrire cette part de non-dit qui réside en chaque échange, en chaque dialogue, et le faire ressentir au lecteur. Elle décrit alors des mouvements intérieurs, par bribes, retranscrit différents discours, souvent bouffis de lieux communs, donne à voir des souffrances que l'on ne comprend pas, quand on s'en tient à la pure analyse psychologique. Car c'est de cette approche qu'il faut se prévaloir, devant ces tranches de vie déposées sous nos yeux, sous peine de perdre cette réflexion si riche à propos du langage ...

L'intérêt de Nathalie Sarraute, c'est que cette réflexion sur la langue et sur ce qu'on ne peut pas dire est directement reliée à la vie quotidienne. Prenons pour la peine une autre définition de ce même mot, tropisme : "Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience. [...] Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence."2 Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que j'ai parlé de tranches de vie : le lecteur se retrouve complètement immergé au beau milieu d'une scène, bercé par une écriture qui fait la part belle au ressenti et aux sensations, qui agresse par ses répétitions, qui fait littéralement vivre la situation, par son rythme. Ajoutons à cela qu'à travers les différentes entités, même indéfinies, c'est tout de même une vision assez générale du monde et de la société qui transparait : s'y succèdent différents âges, types sociaux, avec leurs propres discours, lieux communs et valeurs ; et à la lecture, tout en faisant l'expérience du tropisme, on est plus que jamais confronté au monde ... Inclassable, cette œuvre semble investie d'une part non négligeable de poésie, et d'une véritable puissance d'évocation. Les textes de Tropismes livrent ainsi, sans lien explicite, les perceptions et les sentiments d'entités anonymes ; textes courts encadrés de blancs laissant voguer l'imagination du lecteur, mais le poussant aussi à la réflexion.


Au final, notre conception du monde ainsi que notre confiance en la langue parlée s'effritent : il y a quelque chose qu'a fait Nathalie Sarraute, et qu'assez peu d'écrivains ont réussi, quand je considère le nombre de mes lectures : elle m'a ébranlée ... Après la lecture de Pour un oui ou pour un non et la relecture d'Enfance, autobiographie très spéciale sur laquelle j'étais passée vite, en classe de Première, sans voir les implications de l'oeuvre, me voilà à fouiller et farfouiller, à avoir envie d'en voir plus. C'est plutôt bon signe. J'avais déjà, comme tout le monde sans doute, ressenti un malaise face au discours de certaines personnes, cherché à éviter les silences lourds de sous-entendus, perçu de façon floue et inexplicable les choses qui passent derrière les déclarations anodines et les lieux communs ... Après la lecture de Nathalie Sarraute, c'est d'autant plus fort, d'autant plus fascinant ... D'autant plus effrayant, aussi. Parce qu'il y a dans ces œuvres le poids du jugement d'autrui, des gens du commun, des gens de bon sens qui ont l'intuition du tropisme, mais refusent de le voir et d'essayer de le comprendre , des gens raisonnant à coups de proverbes et de phrases toutes faites qui ne veulent pas admettre que derrière les mots, quelque chose d'autre existe ... "ce qui s'appelle rien", "rien dont il soit permis de parler"3.

Alors si vous, ces choses-là vous intriguent ... ne vous effraient pas trop, je ne saurais trop vous recommander de plonger dans l'oeuvre de Nathalie Sarraute, dans son théâtre, dans Tropismes. Attention, votre regard sur le monde pourra en ressort quelque peu ... Changé.
S'il est encore utile de le dire : un véritable coup de cœur.

Notes :
1. Conférence de Sarraute "Ce que j'ai voulu faire". 1971
2. Préface de L'ère du soupçon. 1956
3. Expressions de la pièce Pour un Oui ou pour un Non

Images :
Malevitch - Carré blanc sur fond blanc
Magritte - Portrait d'Edward James

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