Un peu de philosophie !

J'avais annoncé un texte, au début du mois, sans encore savoir lequel j'allais choisir. J'ai d'abord pensé à un extrait de Madame Bovary, afin d'illustrer mon propos sur ce livre ; puis à un extrait de Mirbeau (mais le Tag "123" s'en est chargé à ma place). J'ai finalement jeté mon dévolu sur un texte d'Alain, tiré des Propos sur le bonheur. Celui-ci a le mérite d'être accessible et tout à fait intéressant.
Bonne lecture !



"Platon a des contes de nourrices, qui ressemblent, en somme à tous les contes de nourrices, mais qui, par certains petits mots jetés comme en passant, retentissent au fond de nous mêmes, et éclairent subitement des recoins mal connus. Tel ce récit d'un certain Er, qui avait été pris pour mort après une bataille, puis revient des Enfers une fois que l'erreur fut reconnue, et raconta ce qu'il avait vu là-bas.

Voici quelle était l'épreuve la plus redoutable. Les âmes, ou ombres, ou comme on voudra, sont conduites dans une grande prairie, et on leur jette devant-elles des sacs où sont des destinées à choisir. Ces âmes ont encore le souvenir de leur vie passée ; elles choisissent d'après leurs désirs et leurs regrets. Ceux qui ont désiré l'argent plus que toute chose choisissent une destinée remplie d'argent. Ceux qui en ont eu beaucoup en cherchent davantage encore. Les voluptueux cherchent les sacs plein de plaisirs ; les ambitieux cherchent une destinée de roi. Pour finir, chacun trouve ce qu'il faut, et ils s'en vont, avec leur nouveau destin sur l'épaule, boire l'eau du fleuve Léthé, ce qui veut dire le fleuve Oubli, et partent de nouveau pour la terre des hommes, afin de vivre selon leur choix.

Voilà une singulière épreuve et une étrange punition, qui est pourtant plus redoutable qu'elle n'en a l'air. Car il se trouve peu d'hommes qui réfléchissent sur les véritables causes du bonheur et du malheur. Ceux-là remontent jusqu'à la source, c'est-à-dire jusqu'aux désirs tyranniques qui mettent la raison en échec. Ceux-là se défient des richesses, parce qu'elles rendent sensible aux flatteries et sourd aux malheureux ; ils se défient de la puissance parce qu'elle rend injustes, plus ou moins, tous ceux qui en ont ; ils se défient des plaisirs, parce qu'ils obscurcissent et éteignent enfin la lumière de l'intelligence. Ces sages-là vont donc retourner prudemment plus d'un sac de belle apparence, toujours soucieux de ne point perdre leur équilibre, et de ne point risquer, dans une brillante destinée, le peu de sens droit qu'ils ont conquis et conservé avec tant de peines. Ceux-là emporteront sur leur dos quelque destinée obscure dont personne ne voudrait.


Mais les autres, qui ont galopé toute leur vie après leur désir, se régalant de ce qui leur semblait bon, sans regarder plus loin que l'écuelle, ceux-là que voulez-vous qu'ils choisissent, sinon encore plus d'aveuglement, encore plus d'ignorance, de mensonge et d'injustice ? Et ainsi ils se punissent eux-mêmes, plus durement qu'aucun juge ne les punirait. Ce millionnaire est maintenant dans la grande prairie, peut-être. Et que va-t-il choisir ? Mais laissons les métaphores ; Platon est toujours bien plus près de nous que nous ne le croyons. Je n'ai aucune expérience d'une vie nouvelle qui suivrait la mort ; c'est donc trop dire que je n'y crois pas ; je n'en puis rien penser du tout. Je dirai plutôt que la vie future, où nous sommes punis selon notre propre choix, et même selon notre propre loi, c'est cette avenir même où nous glissons sans arrêt, et où chacun développe le paquet qu'il a choisi. Et il est très vrai aussi qu'au fleuve Oubli nous ne cessons de boire, accusant les Dieux et le Destin. Celui qui a choisi ambition n'a pas cru choisir basses flatteries, envie, injustices ; mais c'était dans le paquet.
"

Image : Turner - Sunrise with Sea Monsters

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Intéressant, profond et accessible. C'est ainsi que l'on pourrait définir, non seulement ce propos, mais quasiment l'ensemble des Propos d'Alain.

J'ai beaucoup de sympathie pour ce professeur quasi-mythique (au dire de ses anciens élèves) qui sait ramener avec tant de finesse la philosophie à la vie quotidienne.

Un propos qui arrive à nous faire croire que Platon a pu dire quelque chose d'intéressant et d'intelligent ne peut tout de même pas être considéré comme un texte comme les autres !

Merci de faire partager ce texte avec les autres blogeurs ;-)

dimanche, 24 août, 2008  

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