"Une grâce étrange et navrante
Est dans le blanc trépas des lys !"


Tout sauf réviser pour un contrôle de latin. C'est que cette "certaine transparence glauque", cette "chose bleue et verte","lueur de gemme ou de regard" que recherche le duc de Fréneuse me semble tout de même bien plus intéressante que les subtilités du subjonctif latin ou encore (et surtout) les considérations de Macrobe à propos des néo-platoniciens ... J'ai donc terminé Monsieur de Phocas ce soir, après l'avoir un peu laissé traîner ces derniers jours, faute de temps.

En premier lieu, cet ouvrage se présente comme une véritable marquetterie littéraire : émaillé de citations, hanté de multiples références et allusions, le manuscrit se dérobe, toujours prêt à se dissimuler derrière les mots et les images des autres. Cela est mis en oeuvre jusque dans la trame même du livre, où un narrateur éphémère et particulièrement transparent nous dit transcrire le journal du duc de Fréneuse qui, son manuscrit confié à un inconnu, disparaît aussitôt en Orient. Le narrateur s'éclipse finalement bien vite pour nous livrer, d'un bout à l'autre, le contenu des feuillets qui lui ont été confiés, avant d'apposer ces derniers mots : "Ainsi finissait le manuscrit de M. de Phocas." Rien de plus. Aucun commentaire, aucune note. Comme s'il n'existait pas. Quant au contenu du journal, il est tout aussi problématique ! Le scripteur, tout en s'épanchant irrégulièrement sur son mal-être chronique, semble lui aussi menacé d'oubli et de disparition, supplanté par un ou deux personnages qui le hantent : Claudius Ethal et Thomas Welcôme. Leurs lettres, échanges et discours envahissent littéralement le propos du duc de Fréneuse, et le manuscrit que reçoit notre narrateur inexistant semble représenter davantage une confrontation entre ces trois personnages et leur vision respective du monde, qu'un véritable journal intime ... Finalement, Monsieur de Phocas intrigue, par l'artifice de son procédé, visant tout autre chose que le vraisemblable.

Roman à clés, il se fait l'écho des pratiques littéraires et artistiques de son temps, et ce sont autant de célébrités fantomatiques qui errent entre les pages du faux journal : au détour d'un chapitre on y croisera Sarah Bernhardt, Octave Mirbeau, Robert de Montesquiou, et beaucoup d'autres, figures souvent oubliées du XIXème siècle expirant. Plus intéressant encore, l'ouvrage résonne des mots des autres, fourmille d'allusions explicites (ou pas) à nombre d'œuvres extérieures, appartenant à la peinture, la sculpture ou l'art littéraire. La première, celle dans l'ombre de laquelle évolue Monsieur de Phocas n'est autre qu'A rebours : outre les vibrants éloges destinés à Gustave Moreau et à la fascination pour la figure de Salomé, certaines mentions (la hantise du dentiste, les pierreries de la princesse d'Eboli) donnent lieu à une évocation amusée du "roman à un personnage et sans parole" de Huysmans. Mais Jean Lorrain ne s'arrête pas là : on trouve ici un écho à Rachilde "Tous et toutes sentent en moi un être hors nature", là un autre à Mirbeau "turgides floraisons d'un jardin des supplices", des références à Barbey d'Aurevilly ou encore à Nodier (l'un des chapitres du livre s'intitulant "Smara" avec un seul 'r'). Et d'autres bien sûr, par ailleurs signalés dans le dossier de mon édition, mais qui, à la lecture, ne m'avait pas sauté aux yeux ...

J'énumère un peu, il m'est difficile de donner une structure stricte à propos d'un livre qui semble aussi volontairement décousu ... Ce qui m'a intéressé en premier lieu dans ce livre, c'est la résurgence de différents thèmes, parfois assez prisés à l'époque, et qui m'attiraient tout particulièrement. Le duc de Fréneuse est en effet caractérisé par son obcession des yeux et du regard. C'est par ailleurs le regard rêvé de la statue d'Antinoüs qui réveille ses hantises et le pousse à errer de part et d'autre du Paris 1900, dans l'espoir de dénicher quelque part ces mêmes yeux verts, si troublants qu'il avait imaginés devant le buste. Dès le départ, poussée dans cette direction par l'auteur même, j'ai pensé à L'homme au sable : c'est bien à "un personnage de conte d'Hoffman" que notre héros est apparenté, dès le début. Et à quelqu'un ayant subi une "fâcheuse anémie cérébrale", "lésion du cerveau ou dépression nerveuse." Les deux se tiennent, après tout. Revenons à ce regard : Fréneuse le cherche, désespérément, et un peu partout : dans les musées, auprès des femmes, prostituées et/ou danseuses, face à des poupées de cire au regard de mortes, dans l'Orient lointain ... Cela l'amène aussi auprès d'un peintre singulier, un peintre sans pinceau ni chevalet, à l'atelier vide : Claudius Ethal, réputé fin empoisonneur, et qui se targue de pouvoir soigner le duc de son mal. Or, une des choses que j'ai préférées dans cet étrange livre, ce sont justement ces évocations de regards dérobés, de masques aux yeux vides et à la bouche béante, ces descriptions de danseuses sur scène, pourtant si vite démythifiées, ces peurs face à des poupées de cire, cadavres immobiles figés dans leur putréfaction. L'Olympia du conte d'Hoffmann se heurte à l'image de Salomé, et à l'argot de la vulgaire danseuse que Lorrain semble se plaire à discréditer. Décalage entre un monde de rêve, de cauchemard et la réalité du monde.

Parce que malgré ses diverses divagations, les vers qu'il se plaît à recopier dans son journal, la longue évocation d'une rêverie d'opium, il semble que ce que ne supporte pas Fréneuse, c'est bien la réalité et la tristesse du monde, qui transparaissent toujours malgré le masque et l'artifice. Le maquillage ne semble être là que pour révéler plus encore la laideur et la vieillesse de la duchesse d'Althorneyshare et dans Monsieur de Phocas, chaque visage entraperçu à l'opéra, dans un cabaret, dans la rue, n'est qu'un masque vain, qui révèle plus qu'il ne cache. Ainsi, dans le chapitre intitulé Cloaca Maxima, Fréneuse nous confie : "Ce spectacle, je l'avais pourtant cent fois vu, et jamais je n'avais encore perçu avec tant d'acuité la laideur des masques ! Jamais, à travers le mensonge des parfums et des fards, mes narines n'avaient si cruellement démêlé l'atroce odeur de putréfaction d'une salle de théâtre. Toutes ces femmes et tous ces hommes dans ces loges, j'en connaissais les vices et les tares, les misères et les scandales, comme ils connaissaient, eux, la détresse de ma vie et les affreuses légendes chuchotées sur mon nom."

Le tableau vous semble peut-être bien noir, à première vue ... Le livre de Jean Lorrain se termine pourtant sur un semblant d'espoir. Cette chose indicible et verte qui hante sans cesse notre héros - pulsion meurtrière, désir irrépressible, malaise métaphysique - semble s'être tue, Après un acte
certes irréparable , mais qui fait office de libération. Ainsi, le journal se clôt sur un départ ; le duc de Fréneuse, renonçant à l'influence malsaine du peintre Ethal (sorte de mélange entre le peintre Basil et le lord Henri du Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde), se rebaptise M. de Phocas et part pour l'Égypte. La suite du manuscrit, promis au narrateur, n'arrivera jamais, et à l'annonce de ce voyage suit de près le mot "FIN".

Il est tard à présent, et j'estime avoir déjà beaucoup parlé. Je n'ai pas du tout rendu compte, loin de là, des multiples aspects de cette œuvre hybride qui me semble loin d'être parfaite, mais qui n'en demeure pas moins assez envoûtante. Je me suis laissée un peu emporter par cet ouvrage, sans doute parce que, par hasard, certaines peurs du duc de Fréneuse répondent un peu aux miennes. Ce fut en tout cas une plongée très plaisante dans l'univers de Jean Lorrain après la découverte, quelques mois plus tôt, de son Monsieur de Bougrelon. Une belle curiosité littéraire.



Visitez, à la suite du duc de Fréneuse, le musée de Gustave Moreau.

Images :
1. Robert de Montesquiou par Boldini
2. Statue aux yeux vides d'Antinoüs
3. Gustave Moreau - Les prétendants (détail)
4. Gustave Moreau (le titre du tableau dont est issu ce détail m'échappe ...)

7 billet(s):

Comme je te comprends ; le latin c'est la plaie et Jean Lorrain fait partie de ces décadents oubliés qui m'ont réjouie il y a quelques années. Je te conseille sa biographie par Thibault d'Anthonay publiée chez Fayard en 2005

jeudi, 27 novembre, 2008  

Je ne connais pas cet auteur. Il va se rajouter à la (trop) longue liste des classiques français qu'il me reste à découvrir. Ton avis me fait penser que je n'aimerai pas mais pour le plaisir de la découverte, je le note.

jeudi, 27 novembre, 2008  

Ys : En vérité, j'aime assez faire des versions latines, mais être obligée de réviser des points de grammaire précis et surtout plancher sur une philosophie qui ne m'intéresse pas, ce fut difficile ... Merci pour la référence !

Isil : Possible, il faut dire que c'est une littérature très spéciale ... Mais je pense que ça vaut le coup d'oeil. J'avoue avoir tout de même préféré M. de Bougrelon, peut-être plus poétique, plus mélancolique, au personnage sans doute plus attachant ... Si tu as peur d'être gênée par l'atmosphère de celui-ci mais que tu demeures curieuse, peut-être te tourner plutôt vers celui-là. Reste que ce fut une agréable découverte pour moi qui apprécie ce genre de littérature, même si c'est ... curieux ! :p

jeudi, 27 novembre, 2008  

Nous apprécions la délicieusement paradoxale remarque d'Isil : "je ne vais probablement pas aimer, mais je note quand même". Si nous suivions ce raisonnement (moi et tous les êtres indéterminés qui parlent à travers moi), il ne nous resterait plus qu'à entreprendre la lecture de toutes les oeuvres de Messire Hugo et de quelques autres idéalistes gluants tout aussi mollement transcendants qui, pour être "classiques", nous rendent la Littérature honteusement désagréable. Nous ne nous en sentons pas le courage, mais il ne nous semble pas inutile de louer une telle curiosité et un tel éclectisme intellectuel quand on le rencontre chez quelqu'un. Ainsi donc, chapeau bas, Mlle Isil.

Antisthène Ocyrhoé et autres fragments.

vendredi, 28 novembre, 2008  

"Messire Hugo et de quelques autres idéalistes gluants tout aussi mollement transcendants qui, pour être "classiques", nous rendent la Littérature honteusement désagréable."

Voici le genre de critique qu'il ne vaut mieux pas lire, ni même écrire. Osez, soit.
Permettez...vous y allez un peu fort, si ce n'est odieusement fort, faites-en autant, nous en rediscuterons...
Quelle tristesse.

vendredi, 27 février, 2009  

"il ne nous resterait plus qu'à entreprendre la lecture "
Ah oui, et vous feriez mieux avant de l'ouvrir, et de prendre ce style ampoulé typique du petit littérateur tout gonflé de quelque savoir syntaxique chipé ça et là et équipé tant bien que mal
de belles bibliographies laborieusement recopiées mais jamais lues, portées en sautoir comme certains leur Rolex.

vendredi, 27 février, 2009  

Dans ses oeuvres, poétiques comme romanesques, Hugo professe avec arrogance une métaphysique idéaliste, dualiste et hautement néo-platonisante : un exemple ? "Le mal, c'est la matière [...] affreux caveau sans portes" - si j'ai une bonne mémoire de mes "belles bibliographies laborieusement recopiées etc" cela doit se lire dans le poème inachevé Dieu. En ce qui me concerne, je ne goûte ni cette métaphysique, ni le didactisme avec lequel Hugo nous la sert à tour de bras. Cela n'engage que moi et n'était invoqué qu'à titre d'exemple. Que je haisse Hugo et le dise, est-ce un bien grand crime ? Je ne parle qu'en mon nom, et loin de moi la tentation du prosélytisme : on est d'accord avec moi ? Tant mieux ; on n'est pas d'accord ? Encore tant mieux.

Mais il semblerait néanmoins que la manifestation ostentatoire de ce mésamour constitue un blasphème assez honteux pour qu'un courageux anonyme en prenne ombrage et ne puisse se retenir de poster non pas un, mais bien deux commentaires outrés et vindicatifs, en réaction au mien, gisant perdu en marge d'un billet sur Jean Lorrain, et dont probablement et à raison, personne ne se soucie le moins du monde - de mon commentaire, pas du billet.

Un autre point que je trouve amusant : prendre très au sérieux un message rédigé à la première personne du pluriel et signé majestueusement "Antisthène et autres fragments". Si je voulais être sérieux - et qu'on me prenne au sérieux - on peut raisonnablement supposer que je connais assez l'impression agaçante et ridicule que l'on éprouve en lisant un message rédigé sur le ton du nous de majesté pour ne pas donner dans cette mélodie-là... (C'est, entre autre chose, parce qu'Hugo prend volontiers, et avec un grand sérieux, une telle posture qu'il m'insupporte tant !) Tout ce que le ton de mon message signifie, c'est que je ne me prends pas très au sérieux, et que je n'entends pas que l'on accorde une trop grande importance à ce que je raconte...

Apparemment, chez les anonymes qui se laissent emporter au bouillonnement de colère d'une lecture au premier degré, cela produit l'effet contraire... Mais à qui la faute ? Au fou, ou au sage qui le prend très au sérieux ?

Antisthène Ocyrhoé, amusé.

vendredi, 27 février, 2009  

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