Pêcheurs d'Islande, de Pierre Loti

Les tout nouveaux "Livre-de-Poche" sont très beaux : visuel aéré, livre flexible (pour ne pas dire mou), illustrations agréables à l'œil, ... Tout pour donner à la livrophile que je suis des pulsions d'achat compulsif. C'est ce qui s'est passé avec Pierre Loti. Cela faisait un moment que je jettais des regards curieux vers ce bonhomme, notamment vers Pêcheurs d'Islande ... L'envie notamment d'établir un parallèle, si possible, avec une future lecture imposée(1). J'ai fini par craquer devant cette jolie petite édition et me voilà, quelques temps plus tard, devant mon écran à essayer d'en parler.



Est-il vraiment pertinent de parler de "spoilers" dans le cas de Pêcheur d'Islande ? Dès les premières pages du livre, tout semble s'être joué, tout semble être déjà dit : ça va finir mal, très mal. La question est sans doute beaucoup plus de l'ordre du "quand" et du "comment" ... C'est en partie ce qui fait la force de ce court roman : le monde que nous décrit Pierre Loti est un monde étrange qui palpite à chaque soubresaut de la Mer, oscillant entre les tempêtes et les accalmies. C'est une Bretagne fantasmée aux petites maisons rongées par le sel, dont les rares bruyères tremblotent au gré du vent marin. Les habitants de cette région désolée sont de grands gaillards robustes, purifiés par les longues saisons en mer, vision idéalisée des marins d'Islande, fort éloignée d'une réalité bien moins réjouissante. De l'autre côté, dans les terres, des familles dans l'attente qui guettent l'horizon à chaque fin d'été, dans l'espoir de voir apparaître les voiles des bâteaux de pêche. Ainsi, le jeune Sylvestre et la grand-mère Moan ; ainsi, Yann et Gaud, dont l'amour se heurte au grand silence de la Mer.

Ce qui marque, à la lecture, c'est l'étrange atmosphère qui court d'un bout à l'autre du roman : dans la froideur de la lande bretonne, dans l'indéfinitude des eaux d'Islande(2), une force est là, qui plane, comme une menace silencieuse et inexorable. Parfois, elle éclate dans toute sa violence en répandant ses grandes gerbes d'écume ; parfois elle dort dans les profondeurs, discrète, mais toujours là. J'ai mentionné quatre prénoms voilà quelques lignes, mais on a l'impression, finalement, que le seul et unique personnage de toute cette histoire, c'est la Mer. Le rythme même du roman se calque sur ses mouvements à elle : Pierre Loti nous raconte les drames bretons par saccades, et voilà le lecteur balloté de visions en visions, comme s'il suivait le courant et les marées. S'enchaînent inexorablement de brèves images de l'âpre quotidien des pêcheurs, des violences de la guerre du Tonkin qui fait rage à l'époque, de l'insupportable attente des familles. Des joies et des peines de tous ces hommes, il ne reste finalement que ce mouvement de flux et de reflux et quelques regrets à demi-oubliés.
Il est un problème central, dans Pêcheur d'Islande : c'est celui du deuil impossible. Comment donner leur place à tous ces hommes disparus au large ? Quand cesser enfin d'attendre et d'espérer ? Le roman décrit bien la folie qui dort au fond des yeux des "desespérées", des ces femmes qui guettent ces derniers bateaux encore non revenus, trouvant mille causes pour expliquer un retard, perdant espoir chaque soir pour se lever le matin en se murmurant à elles-même : "Mais peut-être que ..."

Le roman baigne ainsi dans une atmosphère particulièrement macabre, sépulcrale : le lecteur évolue, en compagnie des personnages, dans une Bretagne parsemée de calvaires d'un autre temps, parmi une lande désolée, jusqu'à des cimetières sans tombe, où les noms des disparus, gravés sur des plaques de bois, s'effacent au fil du temps, à cause de la Mer. Toujours elle. Entité ambigüe par ailleurs : je ne cesse de parler de mort et de disparitions, mais dans Pêcheur d'Islande, la mer est aussi un lieu de vie intense, un lieu de retour aux sources, où chacun semble toucher aux fondements de son existence. Tout à sa tâche, le marin oublie où il se trouve, et vit en communion avec ce qui l'entoure, avec l'eau, les brumes et le vent ; loin des terres, il se purifie. La mer a donc deux visages : au fil des rêves, la blancheur infinie de la mer d'Islande invite à l'abandon et à l'oubli ; quand elle tourne à la tempête, elle est à la fois vie intense et mort brutale. Au final, négation de soi face à une immensité qui nous dépasse.

Par une successions de paragraphes souvent courts, par des images jetées là, alternant toujours les évènements en mer et sur terre, Pierre Loti nous fait vivre un peu tout cela. Au vu de la réputation du bonhomme, et de sa biographie (il a été marin dans l'armée durant de nombreuses années), je pensais en lisant cet ouvrage, avoir un regard plus renseigné et réaliste sur la situation. Il n'en est rien : Pierre Loti n'aurait jamais vu la mer d'Islande, et il se sert de ce récit pour tout autre chose ... Dans Pêcheur d'Islande, c'est une œuvre de fiction, fortement symbolique, qu'il cherche à construire, y déployant son propre imaginaire, ses propres fantasmes. Notamment un rapport problématique à la mort et à la question du deuil ...


Notes :
1. Victor Hugo, Les travailleurs de la mer
2. Ce qui me fournit un prétexte de choix pour citer un court extrait de Pierre Loti.

Une des évocations de la mer d'Islande ... :

"Il ne faisait même pas absolument nuit. C'était éclairé faiblement, par un reste de lumière, qui ne venait de nulle part. Cela bruissait comme par habitude, rendant une plainte sans but. C'était gris, d'un gris trouble qui fuyait sous le regard. - La mer, pendant son repos mystérieux et son sommeil, se dissimulait sous les teintes discrètes qui n'ont pas de nom.
Il y avait en haut des nuées diffuses ; elles avaient pris des formes quelconques, parce que les choses ne peuvent guère n'en pas avoir ; dans l'obscurité, elles se confondaient presque pour n'être qu'un grand voile.
Mais, en un point de ce ciel, très bas, près des eaux, elles faisaient une sorte de marbrure plus distincte, bien que très lointaine ; un dessin mou, comme tracé d'une main discrète ; combinaison de hasard, non destinée à être vue, et fugitive, prête à mourir. - Et cela seul, dans tout cet ensemble, paraissait signifier quelque chose ; on eût dit que la pensée mélancolique, insaisissable, de tout ce néant, était inscrite là - et les yeux finissaient par s'y fixer, sans le vouloir."

Images :
1.Henri Dabadie, Le départ des
Islandais en Baie de Paimpol (détail)
2. LemnosExplorer sur Deviantart

5 billet(s):

Quel billet! Je retrouve parfaitement ce que j'ai ressentie à la lecture il y a fort longtemps. J'ai de plus en plus envie de le relire.

dimanche, 12 octobre, 2008  

Un beau billet qui rend bien cette atmosphère étrange et donne envie d'ouvrir ce roman...

lundi, 13 octobre, 2008  

Un roman que j'avais adoré! Un gros coup de coeur!

lundi, 13 octobre, 2008  

Taguée : http://plumedefeu.blogspot.com/2008/10/oh-dear-you-love-me.html

lundi, 13 octobre, 2008  

Ce livre a été l'une de mes lectures imposées au collège, et sûrement un de mes favoris. Une ambiance morbide, une superbe histoire d'amour, une fin implacable... Du coup, j'ai lu d'autres romans de Pierre Loti, souvent romantiques et tragiques (je me souviens surtout des Désenchantées). La visite de sa maison à Rochefort est un moment singulier à vivre !

mercredi, 15 octobre, 2008  

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