Malgré ce silence, j'ai envie de faire figurer une trace de L'ensorcelée sur ce blog : cela se fera par l'intermédiaire du "texte du mois" (qui, je le sens bien, n'aura pas forcément une régularité mensuelle !). J'avais pensé citer un passage décrivant la lande, avant de jeter mon dévolu sur cet extrait du chapitre XIII qui m'avait impressionnée : une scène de foule au rythme intéressant et qui figure parmi les passages qui m'ont le plus marquée. Un long extrait, cela va sans dire, mais qui vaut le détour, pour peu que vous preniez un peu de temps pour le découvrir !
Le texte conte la fin de la Clotte, vieille dame à la beauté autrefois légendaire, amante des aristocrates avant la révolution. Recluse chez elle, elle se traîne pourtant à l'enterrement de Jeanne, où elle se heurte à l'hostilité de la foule ...
"« Donne ! que je la bénisse, – fit-elle lentement, – et n’insulte pas la vieillesse en présence de la mort », – ajouta-t-elle avec une ferme douceur et une imposante mélancolie.
Mais l’homme à qui elle parlait était d’une nature rude et grossière, et les habitudes de son métier augmentaient encore sa férocité habituelle. C’était un boucher de Blanchelande, élevé dans l’exécration de la Clotte. Il s’appelait Augé. Son père, boucher comme lui, était un des quatre qui l’avaient liée au poteau du marché et qui avaient fait tomber sous d’ignobles ciseaux, en 1793, une chevelure dont elle avait été bien fière. Cet homme était mort de mort violente peu de temps après son injure, et la mort, imputée vaguement à la Clotte par des parents superstitieux, passionnés, et en qui les haines de parti s’ajoutaient encore à l’autre haine, devait rendre le fils implacable.
« Non ! – dit-il, – tu ferais tourner l’eau bénite, vieille sorcière ! tu ne mets jamais le pied à l’église, et te v’là ! Es-tu effrontée ! Et est-ce pour maléficier aussi son cadavre que tu t’en viens, toi qui ne peux plus traîner tes os, à l’enterrement d’une femme que tu as ensorcelée, et qui n’est morte peut-être que parce qu’elle avait la faiblesse de te hanter ? »
L’idée qu’il exprimait saisit tout à coup cette foule, qui avait connu Jeanne si malheureuse et qui n’avait pu s’expliquer ni l’égarement de sa pensée, ni la violence de son teint, ni sa mort aussi mystérieuse que les derniers temps de sa vie. Un long et confus murmure circula parmi ces têtes pressées dans le cimetière et qu’un pâle rayon de soleil éclairait. À travers ce grondement instinctif, les mots de sorcière et d’ensorcelée s’entendirent comme des cris sourds qui menaçaient d’être perçants tout à l’heure... Étoupes qui commençaient de prendre et qui allaient mettre tout à feu.
Il n’y avait plus là de prêtres ; ils étaient rentrés dans l’église ; il n’y avait plus là d’homme qui, par l’autorité de sa parole et de son caractère, pût s’opposer à cette foule et l’arrêter en la dominant. La Clotte vit-elle le péril qui l’entourait dans les plis épais de cette vaste ceinture d’hommes irrités, ignorants, et depuis des années sans liens avec elle, avec elle qui les regardait du haut de son isolement comme on regarde du haut d’une tour ?
Mais, si elle le vit, son sang d’autrefois, son vieux sang de concubine des seigneurs du pays monta à sa joue sillonnée comme une lueur dernière, en présence de ces hommes qui, pour elle, étaient des manants et qui commençaient de s’agiter. Appuyée sur son bâton d’épine, à pas de cette fosse entr’ouverte, elle jeta à Augé, le boucher, un de ces regards comme elle en avait dans sa jeunesse quand, posée sur la croupe du cheval de Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil, elle passait dans le bourg de Blanchelande, scandalisé et silencieux.
« Tais-toi, fils de bourreau, – dit-elle ; – cela n’a pas tant porté bonheur à ton père de toucher à la tête de Clotilde Mauduit !
– Ah ! j’achèverai l’œuvre de mon père ! – fit le boucher mis hors de lui par le mot de la Clotte. – Il ne t’a que rasée, vieille louve, mais moi, je te prendrai par la tignasse et je t’écalerai comme un mouton. »
Et, joignant le geste à la menace, il leva sa main épaisse, accoutumée à prendre le bœuf par les cornes pour le contenir sous le couteau. La tête menacée resta droite... Mais un coup la sauva de l’injure. Une pierre lancée du sein de cette foule, que l’inflexible dédain de la Clotte outrait, atteignit son front, d’où le sang jaillit, et la renversa.
Mais renversée, les yeux pleins du sang de son front ouvert, elle se releva sur ses poignets de toute la hauteur de son buste.
« Lâches ! » – cria-t-elle, quand une seconde pierre, sifflant d’un autre côté de la foule, la frappa de nouveau à la poitrine et marqua d’une large rosace de sang le mouchoir noir qui couvrait la place de son sein.
Ce sang eut, comme toujours, sa fascination cruelle. Au lieu de calmer cette foule, il l’enivra et lui donna la soif avec l’ivresse. Des cris : « À mort, la vieille sorcière ! » s’élevèrent et couvrirent bientôt les autres cris de ceux qui disaient : « Arrêtez ! non ! ne la tuez pas ! » Le vertige descendait et s’étendait, contagieux, dans ces têtes rapprochées, dans toutes ces poitrines qui se touchaient. Le flot de la foule remuait et ondulait, compacte à tout étouffer. Nulle fuite n’était possible qu’à ceux qui étaient placés au dernier rang de cette tassée d’hommes ; et ceux-là curieux, et qui discernaient mal ce qui se passait au bord de la fosse, regardaient par-dessus les épaules des autres et augmentaient la poussée. Le curé et les prêtres, qui entendirent les cris de cette foule en émeute, sortirent de l’église et voulurent pénétrer jusqu’à la tombe, théâtre d’un drame qui devenait sanglant. Ils ne le purent. « Rentrez, monsieur le curé, – disaient des voix ; vous n’avez que faire là ! C’est la sorcière de la Clotte, C’est cette profaneuse dont on fait justice ! je vous rendrons demain votre cimetière purifié. »
Et, en disant cela, chacun jetait son caillou du côté de la Clotte, au risque de blesser ceux qui étaient rangés près d’elle. La seconde pierre, qui avait brisé sa poitrine, l’avait roulée dans la poussière, abattue aux pieds d’Augé, mais non évanouie. Impatient de se mêler à ce martyre, mais trop près d’elle pour la lapider, le boucher poussa du pied ce corps terrassé.
Alors, comme la tête coupée de Charlotte Corday qui rouvrit les yeux quand le soufflet du bourreau souilla sa joue virginale, la Clotte rouvrit ses yeux pleins de sang à l’outrage d’Augé, et d’une voix défaillante :
« Augé, – dit-elle, – je vais mourir ; mais je te pardonne si tu veux me traîner jusqu’à la fosse de Mlle de Feuardent et m’y jeter avec elle, pour que la vassale dorme avec les maîtres qu’elle a tant aimés !
– I’ g’n’a pus de maîtres ni de demoiselles de Feuardent, – répondit Augé, redevenu Bleu tout à coup et brûlant des passions de son père. – Non ! tu ne seras pas enterrée avec celle que tu as envoûtée par tes sortilèges, fille maudite du diable, et je te donnerai à mes chiens ! »
Et il la refrappa de son soulier ferré au-dessus du cœur. Puis, avec une voix éclatante :
« La v’là écrasée dans son venin, la vipère ! – fit-il. – Allons, garçons ! qui a une claie que je puissions traîner sa carcasse dessus ? »
La question glissa de bouche en bouche, et soudain, avec cette électricité qui est plus rapide et encore plus incompréhensible que la foudre, des centaines de bras rapportèrent pour réponse, en la passant des uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de ses gonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la Clotte. Des hommes haletants s’attelèrent à cette grille et se mirent à traîner, comme des chevaux sauvages ou des tigres, le char de vengeance et d’ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur les pierres, avec son fardeau. Éperdus de férocité, de haine, de peur révoltée, car l’homme réagit contre la peur de son âme, et alors il devient fou d’audace ! Ils passèrent comme le vent rugissant d’une trombe devant le portail de l’église, où se tenaient les prêtres rigides d’horreur et livides ; et renversant tout sur leur passage, en proie à ce delirium tremens des foules redevenues animales et sourdes comme les fléaux, ils traversèrent en hurlant la bourgade épouvantée et prirent le chemin de la lande... Où allaient-ils ? ils ne le savaient pas. Ils allaient comme va l’ouragan. Ils allaient comme la lave s’écoule."
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Bonjour,
J'ai trouvé votre blog après une ballade à la recherche de Des Eisseintes, puis-je le mettre en lien sur le mien qui présente certaines affinités?
Bonne continuation
JP
http://agon-aristeia.blogspot.com
ARISTEIA a dit…
mardi, 07 octobre, 2008
tagguée !!
http://lectures.madamecharlotte.com/bibliofolle/?p=1175
Anonyme a dit…
mardi, 07 octobre, 2008
Adeline : Procédé intéressant, même si j'avoue ne pas très bien comprendre comme cela fonctionne ...
Aristeia : Bonjour et bienvenue =)
Bien sûr, vous pouvez tout à fait me lier, c'est très gentil à vous de le proposer. Bonne continuation à votre propre blog.
Madame Charlotte : Merci beaucoup !
Aphonsine a dit…
dimanche, 12 octobre, 2008