Voici un livre dont la lecture date un peu ... Généralement, après avoir terminé un ouvrage, j'écris assez rapidement mon billet. Juste le temps de laisser mûrir mes impressions, de lire l'appareil critique de l'édition ou encore de rechercher quelques petites informations à propos du livre, quand j'en ai besoin. Mais là, cela fait presque deux semaines que j'ai refermé Les vingt-et-un jours d'un neurasthénique ... J'ai tout de même envie de tenter le coup et de partager quelques impressions sur ce livre-patchwork signé Octave Mirbeau !


Livre-patchwork ? Il faut dire que pas moins de cinquante Contes déjà écrits par Mirbeau sont repris dans Les 21 jours ... La plupart du temps, il s'agit de contes indépendants, écrits pour la presse, et recueillis plus récemment sous le titre de Contes cruels. Au final, cela donne une œuvre décousue, polymorphe, riche en personnages et en anecdotes. Très difficile à résumer aussi. La situation de départ est pourtant simple : George Vasseur, narrateur en carton, passe trois longues semaines de cure dans une ville thermale des Pyrénées. Là-bas, dans une ville d'hôtels et de montagne, il rencontre toute une galerie de personnages, plus ou moins de connaissance, qui lui content leurs histoires, lui rapportent des anecdotes diverses. Parfois aussi, le narrateur confie ses propres souvenirs, d'autres histoires qu'il aurait lui-même vécues, comme dans un journal. Mais là encore, il s'agit de récits récupérés et modifiés pour les besoins du livre. Inconsistant et malléable selon les récits auxquels il participe, ce narrateur permet de donner tout à fait artificiellement la parole aux galeries de personnages, sans grand souci de vraisemblance ou d'unité. Mirbeau procède ici encore à une déconstruction de la forme romanesque telle qu'elle existait alors. Faisant fi des structures traditionnelles et des convenances littéraires, il juxtapose les récits selon son bon vouloir sans chercher le moins du monde à cacher les coutures, nous introduisant dans les différentes histoires de façon plus ou moins brutale. Arbitraire maintes fois souligné par l'auteur, qui, avec malice, écrit par exemple : “Mais voyez comme les choses s’arrangent dans les stations balnéaires, qui sont les seuls endroits du monde où se révèle encore l’action, si contestée ailleurs, de la divine Providence. ”


Ces contes cruels qui se suivent sans forcément se ressembler nous donnent à voir l'absurdité de la société de son temps, à travers une galerie de personnages ridicules et grotesques, marionnettes aux masques trop bariolés et aux traits exagérés. Se côtoient figure fictives aux noms fantaisistes (Docteur Triceps, M. Tarte, Clara Fistule ou Jean Guenille pour ne citer que ceux-là) et véritables personnalités historiques (Emile Olliver, le général Archinard, George Leygues, etc.) dont il écorne considérablement l'image. De plus, Mirbeau dépasse la simple caricature des puissants. Comme dans Le journal d'une femme de chambre, le portrait des victimes est tout aussi noir et pessimiste, montrant des hommes en proie à leurs instincts les plus vils et raccrochés à toutes les superstitions.



Autant de caricatures ambulantes qui montrent l'inanité des lois et d'une société bourgeoise qui tolère voire favorise des injustices criantes, dévoilant au grand jour les absurdités d'un système où les plus démunis sont toujours victimes ; le nombre d'horreurs et de crimes se déroulant sous nos yeux, au fil des récits, laissant entendre que c'est bien le fait général qu'on nous montre et non l'exception. Pour cela, Mirbeau sollicite notre pitié, avec parcimonie. C'est le cas par exemple de l'histoire du père Rivoli, écrasé sous l'humanité lointaine de la bureaucratie, n'ayant le droit ni de reconstruire son mur sans autorisation (sous peine d'amende) ni le laisser s'effondrer sur la rue voisine ( ... sous peine d'une amende).
Mais l'auteur use et abuse surtout d'un humour grinçant et d'une ironie dévastatrice, si bien que cette peinture désabusée d'un monde qui marche à l'envers, plutôt que d'abattre totalement le lecteur, lui arrache rires et sourires. Cette ambiguïté est un peu la même que celle du Procès de Kafka : un matin, deux agents font irruption dans le domicile de K. pour l'arrêter. Sans trop savoir pourquoi. Le premier chapitre, s'il demeurait sans suite, ressemble plutôt à une grosse blague, une histoire absurde qui fait sourire. C'est le développement, de plus en plus vertigineux, qui réussit à faire un peu peur ... Dans les 21 jours d'un neurasthénique, c'est un peu la même chose : on oscille toujours un peu entre le tragique et le grotesque, entre l'effarement et le rire.



Cependant, le propos du livre va plus loin encore. Je citerai de nouveau ces mots qui figuraient déjà à la fin de mon article sur le Journal d'une femme de chambre : ici aussi, Mirbeau écrit «cette tristesse et ce comique d’être un homme. Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer [...] ». A travers le narrateur, tout d'abord. J'ai dit tout au début de cette note que c'était un narrateur en carton, ce qui est en partie fautif : en effet, dans certains passages, celui-ci prend durablement la parole. Non pas pour raconter une énième anecdote, mais pour nous faire part de son mal-être, de son dégoût du monde, en un mot, de sa neurasthénie. Par ses yeux, le paysage de montagne qui l'environne s'auréole d'angoisse et devient étouffant. Ce n'est pas pour rien que j'ai choisi, pour illustrer cet article, des tableaux de Van Gogh qui traduisent assez bien, il me semble, ce vertige face au monde exprimé dans Les 21 jours. Le dernier chapitre, dialogue laissé en suspens entre George Vasseur et un de ses anciens amis ayant choisi de se retirer dans un village isolé de montagne matérialise une vraie tension entre le nihilisme le plus total et un espoir en l'avenir, une volonté d'engagement. Fin ouverte pour ce livre, laissant la possibilité au lecteur de faire son chemin entre deux propos diamétralement opposés, par lui-même. Après la bouffonnerie tragique de ses histoires, la critique acerbe d'une société absurde, après le défilé grotesque de toute une série de personnages et la destruction des illusions de la bonne-conscience bourgeoise ... Les 21 jours d'un neurasthénique se sont clos sur un départ, sur une route qui se découvre. Nous quittons cette ville d'eau perdue dans les Pyrénées en compagnie du narrateur, pour nous retrouver seuls et livrés à nous-mêmes devant un grand chemin blanc, qu'il ne tient qu'à nous de tracer.

Images :
1. Van Gogh, Les chaumes de Cordeville
2. Van Gogh, Nuit stellaire
3. Van Gogh, Montagne Saint-Rémy


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