[Th] Strindberg, Mademoiselle Julie

Mademoiselle Julie est une pièce du dramaturge suédois August Strindberg relatant le face à face entre deux figures : Julie, personnage éponyme, jeune aristocrate au comportement étrange et Jean, un domestique dévoré d'ambition. Entre eux, un unique personnage secondaire, Christine, cuisinière figée dans l'attente et le silence, domestique prisonnière des convenances sociales. Un unique décor : la cuisine de la maison du comte, la nuit de la saint-Jean. Et oscillant sans cesse entre grandeur et décadence, passant de l'amour à la haine, les personnages s'affrontent, en écho aux bouleversements sociaux du temps ... Ainsi, mademoiselle Julie danse avec les domestiques, sans soucis de son rang, et se donne à l'un deux tout en conservant le sentiment d'un honneur tout aristocrate. Ainsi, Jean, tout en tremblant devant le comte quand il n'a pas ciré ses bottes à l'heure dite, rêve de noblesse et d'élévation. Les distinctions sociales s'estompent, et chaque personnage se trouve comme prisonnier, à tenter encore de penser à travers elles.

Ce qui m'a particulièrement intéressée dans cette pièce, c'est qu'elle se veut l'application d'une réflexion sur l'art dramatique. Strindberg a en effet interrogé la pratique théâtrale, souhaitant la renouveler en partie, l'adaptant à un monde en pleine mutation où l'on ne s'intéresse plus vraiment à ce qui se passe sur les planches. Alors, pour recréer l'illusion (à son sens mise à mal), il a écrit une pièce qui se joue d'un seul tenant, sans entracte, sans division d'aucune sorte. Rechercher plus de naturel et échapper à un théâtre emprunté et plein d'affectations, où des acteurs sur-maquillés et mal éclairés récitent un texte en guettant les applaudissements du public. Dans sa préface, Strindberg décrit longuement les décors, éclairages et types de jeu qu'il appelle de ses voeux, pour un renouvellement de la forme théâtrale.
Les positions de Strindberg par rapport à la construction du personnage sont intéressantes également. A partir d'un sujet "pris dans la vie tel qu'il l'a entendu relater il y a quelques années", il crée avec Julie et Jean deux personnages riches et changeants. Point de caractère préétabli que le personnage portera jusqu'au bout comme marque de fabrique : tous deux apparaissent comme un conglomérat d'impressions, de sentiments, de souvenirs, de lectures diverses, "tout comme l'âme elle-même est un assemblage de pièces de toutes sortes". Pour cette même raison, aucune explication ne sera donnée pour justifier leur comportement et le destin tragique de la jeune fille ne trouvera pas de causalité bien définie. L'on pourra au contraire lui trouver des motifs multiples, sans pouvoir trancher.

Mademoiselle Julie me semble une pièce réussie, d'un point de vue dramatique : l'action est intense, ramassée, et le lecteur-spectateur est vite entraîné dans l'étrange atmosphère de cette nuit de fête. Pour n'en ressortir qu'à la fermeture du livre, ou du rideau. Dans sa volonté de tenir le spectateur de bout en bout tout en le laissant souscrire à l'illusion théâtrale, Strindberg a ménagé des moments de pause permettant à l'attention de se relâcher un moment, grâce au ballet, à la pantomime ou au monologue. A ce titre, il accorde, lors de moments précis de la pièce, une liberté non négligeable à l'acteur qui doit lui-même inventer son propre monologue, construire sa gestuelle et non déclamer un texte déjà écrit.
Au final, je garde une très bonne impression de cette pièce lue d'une traite durant un voyage en train (pourtant particulièrement bruyant). C'est que je me suis véritablement laissée entraîner par le rythme et l'écriture de cette petite pièce.

Je terminerai cette note par un court extrait où les deux protagonistes évoquent un de leurs rêves, choisissant ce passage pour son résonnement symbolique au regard de la pièce tout entière.



"JEAN. - Vous savez, vous êtes très étrange !

JULIE. - Peut-être, mais ça, vous l'êtes aussi. Et puis tout est étrange. La vie, l'humanité, tout ... Cette neige noire qui tourne, tourne sur l'eau et s'enfonce, s'enfonce. J'ai fait un rêve qui me revient de temps en temps, et je me le rappelle en ce moment. Grimpée tout en haut d'un pilier, j'y suis assise sans aucune possibilité d'en descendre ; j'ai le vertige en baissant les yeux, et je dois regagner la terre, mais je n'ai pas le courage de m'élancer ; je ne puis m'y maintenir et il me tarde te tomber, mais je ne tombe pas. Pourtant je ne connais la paix, je ne connais le repos que lorsque je suis en bas, tout en bas, sur le sol. Et si j'ai réussi à l'atteindre, je voudrais disparaître sous la terre. Avez-vous jamais connu cette sensation ?

JEAN. - Non. Je rêve d'ordinaire que je suis couché sous un grand arbre dans une forêt obscure. Je veux monter, monter au sommet, pour voir le clair paysage tout brillant de soleil, et dénicher le nid où dorment les brillants oeufs d'or. Et je grimpe, je grimpe, mais le tronc est si énorme, si lisse, et elle est si loin, la première branche ! Mais je sais que si je l'atteins, la première branche, j'arriverai au sommet aussi aisément que par une échelle. Jamais encore je ne l'ai atteinte ; mais j'y arriverai, même si c'est en rêve ! "

En vous souhaitant une bonne année 2008 !

Image : 1. maroline on Deviantart
2. aiae on Deviantart
Musique : Dir en Grey - Glass Skin

6 billet(s):

Beau début de challenge ! Ça promet, si toutes tes notes sont du même niveau. grâce à toi, je vais pouvoir prétendre que j'y connais quelque chose au théâtre. ;-)

jeudi, 01 janvier, 2009  

En nous souhaitant une bonne année... 2008 ? :-P

Bel article en tout cas, et très bon choix d'extrait : deux personnages coincés chacun dans sa catégorie sociale, l'un voulant monter mais ne le pouvant pas, l'autre qui voudrait pouvoir se mêler à ceux des catégories "inférieures" mais qui ne le peut sans se déshonorer irrémédiablement à l'aune des valeurs de sa classe ; toute la dimension sociale de la pièce est là, métaphoriquement exprimée dans ces récits de rêves.

Antisthène Ocyrhoé (mais version 2009).

PS : Bonne année 2009 à tous et toutes !

jeudi, 01 janvier, 2009  

Mince je me suis trompée ... Je voulais dire 2009 bien sûr ! Lapsus révélateur ? :P

Canthilde : Heureuse que tu trouves ce billet digne d'intérêt, ce fut très agréable pour moi d'essayer de parler théâtre, de mettre en œuvre ce que j'ai pu apprendre cette année au niveau des problématiques de la scène et d'expliquer un peu ce que Strindberg raconte dans sa préface ... Merci pour le commentaire !

Mon diabolique ami, je suis bien contente que tu aies mis en ligne ce que tu m'avais dit hier. ;)

Bonne année 2009 et non 2008 !

jeudi, 01 janvier, 2009  

Superbe thème que le théâtre pour le challenge ABC 2009 !
J'ai trouvé ta note très intéressante, et je l'ai lu avec plaisir !
J'ai vu que tu lirais peut-être Caligula de Camus. C'est, selon moi, un chef-d'oeuvre ! J'ai hâte de lire ta note, histoire de confronter mes impressions !

Bon challenge à toi et bonne année 2009 !

A bientôt !

vendredi, 02 janvier, 2009  

Superbe thème que le théâtre pour le challenge ABC 2009 !
J'ai trouvé ta note très intéressante, et je l'ai lu avec plaisir !
J'ai vu que tu lirais peut-être Caligula de Camus. C'est, selon moi, un chef-d'oeuvre ! J'ai hâte de lire ta note, histoire de confronter mes impressions !

Bon challenge à toi et bonne année 2009 !

A bientôt !

vendredi, 02 janvier, 2009  

Bonne année !

samedi, 10 janvier, 2009  

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