[T] Penses-tu réussir ! Jean de Tinan

Penses-tu réussir ! Penses-tu réussir ! C'est le refrain qui scande les journées de Vallonges, jeune homme fin-de-siècle dont les années de jeunesse nous sont données à voir. Il y a quelque chose de très actuel dans cette éducation sentimentale d'un autre type. Serait-ce parce que l'on retrouve notre temps, tellement blasé, en proie au doute, entre deux phrases ? Peut-être ...

Peut-être aussi parce que ce drôle de "roman", tout en fragments, tirets et poins de suspension, est d'une étonnante modernité. Nous avons affaire, dans
Penses-tu réussir, à une écriture de la discontinuité : plutôt qu'un récit traditionnel et suivi, Jean de Tinan livre une somme d'impressions, pas toujours reliées entre elles. Entre les paragraphes, espacés de blanc, l'imagination du lecteur s'amuse à combler les trous. D'un ton désinvolte, comme en pleine conversation, Vallonges nous conte ses histoires, ses douleurs passées et ses espoirs déçus, mêlant lyrisme et désinvolture. Il y a dans ce ton, dans cette mise à distance quelque chose qui m'a rappelé Laforgue ... Dans cet ouvrage disloqué, divers voix se succèdent : celle de l'ami de Raoul de Vallonges, celle de Vallonges lui-même, celle aussi d'un narrateur inconnu, qui fait irruption de temps à autres, en plein milieu du récit. Parenthèses, développements inattendus, intrusions de l'auteur, le texte de Penses-tu réussir ! est placé sous le signe de la désinvolture et du jeu. Et tout en multipliant les clins d'oeil, il retrace habilement le portrait d'une époque finissante ...


"- T'es-tu déjà dit qu'il y avait des jours où l'on se bâtissait posément de petits Châteaux-en-Méthode et d'autres jours où l'on courait comme un enfant fou à travers les chambres desdits châteaux ? ...
- ...
- ... je suis dans un des seconds jours, mon vieux, j'ai envie de chambarder tous les meubles de ma chère sensibilité ... Je suis ravi de t'avoir là pour te dire des phrases ... Je te verse de vieux fonds de bouteille d'émotions - tu vois - avec de mauvaises métaphores, on en a des stocks à écouler comme cela."


Appartenant à la veine des romans de célibataire, Penses-tu réussir ! traite de l'impuissance d'aimer. Le titre, teinté d'ironie, scande les tentatives et les espoirs de Vallonges. Ses espoirs amoureux, mais aussi ses espoirs littéraires. L'écriture (et la difficulté d'écrire) est par ailleurs constamment mise en scène au cours du récit: Raoul de Vallonges, que l'on doit bien voir comme un littérateur, n'hésite pas à livrer au lecteur ses petites créations, inachevées et souvent dépréciées. Il tentera également un essai sur Cléo de Mérode, célèbre danseuse de l'époque ; à peine commencé, déjà abandonné : "Cet essai ... Je vais avoir l'intention de le faire". L'ombre de l'échec plane sans cesse au-dessus du texte, qui régulièrement se tait, laisse la part belle aux blancs, aux tirets, aux points de suspension. Penses-tu réussir ! est une œuvre où le silence a la part belle ... Roman morcelé, livre sur rien, "petits exercices ... pour s'exercer" ...


Chère petite vie variée va ! ... Allez donc en faire des romans autobiographiques ! C'que ça se suivrait !"



Une autre inquiétude plane autour du roman ... Papillonnant de cafés en cafés, de femmes en femmes, le "moi" ne risque-t-il pas de s'égarer ? Le décor du roman prend alors toute son importance : théâtres de variétés, cafés et cabarets reflètent la folle diversité, la perpétuelle métamorphose. Comédie sociale et pantomime se rejoignent, se confondent : n'est-ce pas, au fond, la même chose ? Alors, à son tour, la dissolution du texte mime celle du monde environnant, celle de l'individu. Au final, Jean de Tinan écrit sur l'impossibilité d'aimer, d'écrire ... Mais aussi sur la difficulté de vivre. A travers le cheminement de Vallonges, il montre les douleurs et les désillusions attachées à l'Idéal ("
Penses-tu réussir !") , invitant à prendre la vie comme elle est, simplement. Le dernier chapitre nous montre la fin du parcours de Vallonges : à l'invitation d'une symbolique sirène l'incitant à la suivre dans le monde du Rêve, il répond par un refus : "Ce n'est pas votre Rêve que je méprise ... mais je ne suis sûr que d'une chose, c'est de vivre - souffrez que je m'y tienne et n'y renonce pas si facilement. Je m'y plais aujourd'hui, et cela n'a pas été sans peine ..." Va-t-il réussir ? L'interrogation reste ouverte ...


En tout cas, ce fut avec un grand plaisir que j'ai découvert la prose légère et enlevée de Tinan. Entre humour, désinvolture et désillusion, Penses-tu réussir ! est un livre beau et touchant, respirant la jeunesse et la nouveauté. Lorsqu'il le composa, l'auteur était âgé de 23 ans. Il mourra un an plus tard ...

Je crois que de moi et de ceux qui me ressemblent, on pourrait dire qu'ils miment la vie au lieu de la vivre, en croyant la vivre - ils font des gestes - Ils baisent des mains, ou ils écrivent des livres, ils sanglotent d'amour, ou ils causent avec leur éditeur ; comme des Pierrots de comédie italienne. Ils ne sont même pas sincères : ils miment. Et puis un jour ils s'aperçoivent qu'ils sont vides, qu'ils n'existent pas. Et ils continuent à mimer, par habitude, par paresse - ou bien ils deviennent enragés veulent se conquérir, s'efforcent par tous les moyens, et alors ... échouent ou réussissent ?"
Extrait de la correspondance de Tinan avec André Lebey



Images : 1. Icollagraphs, Deviantart
2. Apocalyspe-ae, Deviantart

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