[R] Amours et paysages en reflet


On se laisse facilement emporter par la prose de Rodenbach qui , dans Bruges-la-Morte, nous invite à d'étranges déambulations entre les rues mornes et les eaux stagnantes. Bruges-la Morte, c'est un peu une histoire, celle d'un veuf inconsolé depuis dix ans qui croise une silhouette, un visage : une femme qui ressemble à la morte vénérée. C'est surtout une prose poétique et épurée, toute d'effets de rythmes et de sonorités. Description de la ville y vaut description d'un état d'âme : les rues, les canaux, les pignons des bâtiments, les flèches des églises sont autant d'ombres portées sur l'esprit d'Hugues Viane. Celui-ci a choisi Bruges par analogie : au chagrin qui hantait son coeur, il fallait "les silences et la mortelle transparence d'Ombre de cette cité à part."(1) En ce sens, le travail sur les descriptions de la ville est proprement remarquable : au-delà d'un simple et sec réalisme, Rodenbach bâtit l'image d'une ville changeante et fantomatique. "Plus de description, mais [...] des coïncidences du dedans au dehors."(2) Abolies, les frontières entre rêve et réel ; Bruges nous apparaît sous un jour nouveau.


Face à ces descriptions et ces promenades, chose étrange, on nous propose une série de photographies. Là n'est pas le encore le plus surprenant : plusieurs récits avaient déjà été publiés agrémentés de clichés, la décennie précédente. Ce qui est nouveau chez Rodenbach, quand est publiée Bruges-la-Morte, en 1892, c'est le fait d'intégrer l'image (photographique) à la narration et d'aller jusqu'à justifier cette démarche, dans un Avertissement : "
Il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici : quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi le présence et l'influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l'ombre des hautes tours allongée sur le texte." Le récit se voit donc scandé de nombreuses photographies, sans légende, dans un camaïeu de noir et de blanc ; au monde grisâtre d'Hugues Viane répond le "monde dé-coloré de l'image photographique". Il est intéressant de voir les interractions entre le texte et l'image, au fil de la lecture. On pourra penser (beaucoup de critiques et d'hommes de lettre l'ont fait) qu'ajouter des photos à un récit littéraire bride l'imagination du lecteur ... Chez Rodenbach, la photographie entretient des rapports réfléchis avec le texte et donne à voir une ville évanescente et déserte, nimbée d'un blanc typographique pareil à un brouillard. Forçant de temps à autre à arrêter la lecture pour se perdre dans des rues à jamais désertes, des eaux figées, comme une ouverture vers le vide.




Symboliste, Bruges-la-Morte l'est : en rupture avec les codes du roman réaliste, le récit propose une intrigue particulièrement resserrée, tranchant volontairement tout lien avec une réalité palpable. Bruges-la-Morte se caractérise par le nombre de ses ellipses et de ses silences. L'histoire d'Hugues Viane, tour à tour racontée et commentée, se retrouve parfois suspendue au profit d'évasions (et d'égarements) le long des ruelles de la Ville. Un nom, quelques regards et peu de mots retracent les silhouettes incertaines d'un improbable triangle amoureux : le veuf inconsolé, la danseuse, sosie de la femme aimée et la Ville-morte. En plus de cet effacement du réel, l'ouvrage de Rodenbach développe une esthétique des correspondances (3) chère au symbolisme. Hugues Viane est, selon le mot de Mallarmé, possédé par "le démon de l'analogie", multipliant les correspondances entre lieux, sons, couleurs, visages, états d'âme : "N'est-ce pas d'ailleurs par un sentiment inné des analogies désirables qu'il était venu vivre à Bruges dès son veuvage ? Il avait ce qu'on pouvait appeler 'le sens de la ressemblance', un sens supplémentaire, frêle et souffreteux, qui rattachait par mille liens ténus les choses entre elles, apparentait les arbres par des fils de la Vierge, créait une télégraphie immatérielle entre son âme et les tours inconsolables."


L'harmonie de ces liens secrets, tissés par le fil de la conscience finit par être menacée par la femme, celle qui ressemblait tant à la morte. Au fur et à mesure qu'il se rapproche d'elle et que le temps passe, Viane s'aperçoit à quel point la vivante est inférieure à la morte vénérée. Mascarade douloureuse et carnaval manqué, la désillusion commence le jour où il voulut faire revêtir à Jane les robes de l'épouse décédée. Le jeu de la frivole demoiselle écorche son souvenir, menace d'effriter l'idéal. Ne le supportant pas, Hugues Viane cherche à se détacher de l'amante, en vain : pris au piège de la séduction et soumis au désir, le personnage oscille entre attirance et répulsion. Il choisira finalement de sauver l'idéal et le souvenir, assassinant l'amante pour avoir trahi l'image de la Morte, pour n'avoir pas compris ce "Mystère" qui reliait les choses, et qui résidait secrètement en lui. Les derniers mots redonnent vie à l'association ; le veuf, autre avatar du célibataire, se retrouve plus seul que jamais et Bruges-la-Morte se clôt par une litanie macabre : "Et Huges continûment répétait : 'Morte ... morte ... Bruges-la-Morte ....' d'un air machinal, d'une voix détendue, essayant de s'accorder : 'Morte ... morte ... Bruges-la-Morte ....' avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées qui avaient l'air - est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe ? - d'effeuiller languissament des fleurs de fer !"


Dans son monde imaginaire baigné de correspondances, un univers clos sur lui-même, Hugues Viane vit dans la solitude. Sa tentative d'y introduire une femme, fût-elle le portrait vivant de l'épouse défunte, se traduit par un échec. Bruges, ville catholique vivant du culte de la douleur , représente l'existence morne et grise d'un homme qui ne sait plus vivre, et s'abîme exclusivement dans le souvenir. Impressions fortes, à la lecture : il y quelque chose de poignant, dans "ce drame de passion reflété dans l'eau tranquille"(4).

Brumeux et fantomatique.



Notes :
1. Lettre de Mallarmé, 28 juin 1892
2. Lettre de Léon Daudet.
3. Correspondances baudelairiennes :
voir notamment les deux premières strophes.
4. Lettre d'Alphonse Daudet. (Les trois lettres sont citées en entier
dans le dossier de l'édition GF de Bruges-la-Morte)


Images :
1. Fernand Khnopff - Etude de femmes
2. Bruges - vue de l'hôpital Saint Jean

3 billet(s):

Les photos de mon édition de poche sont des reproductions (photocopies ?) vraiment moches

mardi, 03 mars, 2009  

Bah il faut prendre en compte les conditions de reproduction de l'époque, et déjà à ce moment-là, la qualité des photographies n'était, il me semble, pas très bonne ... Je ne sais quelle édition tu as (moi j'ai GF), j'ai tout de même trouvé les clichés satisfaisants ... Leur côté vieilli, les rues désertes, le flou des photos rendant ainsi un côté plus fantomatique aux images de la ville. Sinon, tu l'avais lu ? =)

mardi, 03 mars, 2009  

non, pas encore, je l'ai acheté cette semaine, sur un coup de tête comme d'hab, alors il attend son tour maintenant...

jeudi, 05 mars, 2009  

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