Promenade en compagnie de Clélie.


La perspective de devoir être interrogée et jugée sur un livre précis n'a rien de réjouissant. Aussi ai-je abordé cette lecture avec une certaine réticence. Et pour être franche, il m'a été difficile de plonger dedans, effectivement : voilà une lecture que j'aurais beaucoup différée. Mais maintenant que je l'ai terminée, mon avis est tout autre et j'en garde, rétrospectivement, une bonne impression.

Il est difficile de juger une œuvre entière à partir d'extraits : publié de 1654 à 1660, Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry comporte 7300 pages, et l'édition de poche ne représente qu'un dixième du roman. L'un des conséquences de cette restriction : des livres entiers résumés en quelques courts paragraphes, des noms et des évènements qui défilent sans qu'on puisse réellement s'en souvenir et, je l'avoue, un certain sentiment de frustration. Car les extraits présentés ont un certain charme et que j'aurais sans doute aimé en lire un peu plus.

A travers l'histoire d'amour entre Aronce et Clélie, illustre romaine, l'auteur nous propose une œuvre hybride, aux carrefours de l'histoire littéraire. Clélie se réclame tout d'abord du roman héroïque, et place son intrigue au VIème siècle avant JC, lors de la chute des Tarquins et de l'avènement de la République romaine. Y apparaissent de grands noms, retenus par l'Histoire (Clélie, Lucrère, Porsenna, Lucrèce ou encore Sextus) - il est d'ailleurs assez curieux de voir un personnage tel que Sextus, auteur du viol de Lucrère, apparaître d'abord comme un participant parmi d'autres aux conversations galantes ... L'auteur prend appui sur des évènements historiques, tout en conservant une certaine liberté d'invention, notament dans l'écriture d'histoires annexes, n'entretenant qu'un lien ténu (mais existant) avec l'intrigue. Mais Clélie développe et analyse également les sentiments humains, proposant une cartographie morale et un modèle de conduite pour personnes de bonne société. On pourrait trouver certaines définitions et certaines recommandations un peu naïves, l'analyse psychologique n'en est pas moins intéressante. Dans leurs conversations, les personnages sont d'ailleurs pris d'une véritable rage de définition, dans la volonté de cerner des réalités dans toutes leurs nuances et de la façon la plus juste possible.

Le roman de Melle de Scudéry se caractérise en effet par ses conversations : ayant presque toujours lieu dans les conditions les moins vraisemblables possibles (en temps de crise, en captivité, etc.), elles donnent lieu à de véritables dissertations sur l'amour et le sentiment humain, sur la morale ou encore sur l'esthétique. Dans cette édition, les conversations sur l'amour auront un net avantage. Il sera traité de la tendresse, du chemin à parcourir pour gagner une réelle et tendre amitié, de l'avantage à aimer une enjouée, une mélancolique ou une capricieuse, etc. Dans un style qui nous paraît sans doute assez vieilli, les personnages parviennent à soulever des questions intéressantes et défendent parfois des positions assez nouvelles : possibilité d'une gloire féminine qui se réalise notament par la vertu, idéal de mixité en société comme en littérature, droit des femmes à la culture, etc. Un personnage comme celui de Plotine défendra par ailleurs sa liberté en refusant les liens du mariage, attitude que l'on a souvent rattaché aux précieuses. Le refus des conventions, les critiques telles qu'elles sont énoncées gardent un peu de leur saveur, surtout quand on tente de les rattacher à leur époque. Pour ce qui est des propositions, j'ai bien peur d'être beaucoup moins d'accord avec son auteur qui prône la réactivation d'un amour type amour courtois, où l'amoureux doit souffrir énormément pour gagner le coeur de la belle mélancolique qui, une fois conquis, lui sera lié à jamais. Tel est en tout cas l'image de l'amour que nous présentent les deux protagonistes. Mais ce qui est très appréciable chez Melle de Scudéry, c'est le sens de la nuance et le fait de ne jamais trancher tout à fait. Les personnages d'Hamilcar et de Plotine, deux figures d'enjoués, représentent à ce sens un contrepoint intéressant au couple de Clélie et d'Aronce.

J'ai, volontairement ou non, passé sous silence pas mal d'aspects intéressants du roman et il y aurait encore beaucoup à dire à son sujet. Cependant, je préfère poser ici mes premiers souvenirs de lecture, sans trop aller plus loin et sans développer certains points que je devrais développer ailleurs, dans un tout autre contexte.
Au final, Clélie n'est pas la lecture la plus simple que l'on puisse entreprendre mais, pour peu qu'on eût* un peu de curiosité, cet ouvrage (abrégé) mérite tout de même que l'on s'y penche. Ne serait-ce qu'en tant que jalon très important de l'histoire littéraire.

* J'ai le droit d'utiliser un subjonctif imparfait dans ma note sur Clélie, car ce roman en est tout bonnement rempli. Nah.

Petit article (avec illustration) de Wikipédia sur "La carte de Tendre"
Élément très important (et souvent le seul que l'on aie retenu) de la Clélie.

Image : Jacques Stella - Clélie passant le Tibre

3 billet(s):

Je n'aime pas les livres antérieurs au XVIIIe siècle en général. Je déteste les longs discours philosophiques insérés dans des histoires servant uniquement de prétexte.
Mais ton billet est extrêmement intéressant, je ne connaissais Clélie que de nom.

jeudi, 30 octobre, 2008  

J'ai pris goût à ce genre de prose un peu daté avec l'Astrée (dont l'édition actuelle est également tronquée de manière frustrante), alors je crois que ça pourrait me plaire ! Les romans de cette époque étaient vraiment monstrueux, les situations artificielles mais ils ont quand même beaucoup de charme... et j'adore les prénoms !

jeudi, 30 octobre, 2008  

Un autre avantage de Clélie tient en ce que cet ouvrage nous révèle combien les (sky)blogueurs n'ont pas le monopole du mauvais goût en matière de composition poétique fadasse et mièvre à souhait :

"Cependant malgré moi je sens que je soupire, / La crainte dans mon coeur veut régner à son tour, / Mais tout ce que je sens enfin est de l'amour, / Mais craintes, mes soupçons, mes chagrins, mes murmures, / Mes larmes, mes soupirs, mes dépits, mes injures, / Tout est amour Daphnis, et toutes mes douleurs, / Vous disent mille fois, je meurs Daphnis, je meurs. "

L'infortuné lecteur regrettera sans doute qu'elle ne soit pas morte un peu plus tôt... de manière à ce que nous fussions dispensés de cette pesante "Elegie"... Sarcasmes mis à part, on sent bien combien ce que l'on appelait alors "poésie" est désormais loin de nous : comme le dit Rolland Barthes, la poésie, à l'âge classique, consiste simplement dans l'ornement rhétorique (lourdingue) d'un discours en prose ; c'est un discours en prose contraint en quelque sorte.

Pour ne pas paraître entièrement désobligeant à l'égard d'une référence de la littérature du XVIIe, je note tout de même, en complément de tout ce qui a déjà été dit dans la note - que j'approuve totalement, que l'on trouve de très intéressant appels à la tolérance dans certaines conversations : "Comme chacun a sa fantaisie, je n'entreprends point de disputer jamais rien par raison, parce que je suis persuadée que chacun a la sienne pour soutenir ce qui touche son inclination." ou encore : "Il faut sans doute être fort réservé à dire son sentiment des plaisirs d'autrui". Sans compter que certains passages ne manquent ni de piquant ni d'humour.

Je me permets d'ajouter, en toute naïveté, qu'à première vue, et sans aucun recul réflexif, je trouve le commentaire de Lilly fort bête. Outre que les longs discours philosophiques insérés dans des histoires sont JUSTEMENT une des marques de fabrique du roman du XVIIIème (cf. Jacques le Fataliste, La nouvelle Heloïse, etc.), ils se révèlent aussi être une composante majeure de l'écriture de certains romanciers contemporains, comme Kundera, qu'on ne saurait soupçonner d'être médiocre ou ennuyeux ; enfin, il n'est pas du tout sûr que les "longs discours philosophique" constituent un trait caractéristique de la production romanesque antérieure au XVIIIème : si la conversation (qui n'est pas exactement le "discours")est fort prisée dans le roman héroïco-galant du XVIIème (loin d'être le seul genre romanesque de l'époque !), elles ne sauraient en aucun cas être qualifiées de "philosophique", et il convient de noter que Clélie tient justement lieu d'exception par la longueur de ses conversations et la rigueur de ses analyses psychologiques et morales. Mais notons également que Clélie est le dernier roman héroïco-galant, genre alors moribond, et il est certain que son intérêt n'est plus dans l'intrigue, qui n'est, effectivement, qu'un pretexte - et ne soyons pas idiot : Mlle de Scudéry elle-même n'en était pas dupe ! Il n'en reste pas moins qu'élargir un constat ne valant que pour ce roman (voire pour le Grand Cyrus, de la même auteur), à toute la production littéraire "antérieure au XVIIIe siècle" de manière à la discréditer massivement à grand coup de "je n'aime pas" et autres "je déteste", c'est avoir une conception bien courte de la littérature. Cela dit, il est évident qu'on a toujours le droit de ne pas aimer telle ou telle littérature, ce n'est pas du tout un problème. Ce qui (me) pose (toujours) problème, c'est que ce soit pour des raisons apparemment pauvres ou mauvaises.

Antisthène Ocyrhoé.

jeudi, 30 octobre, 2008  

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