Passage humoristique. Passage tragique. Voici deux extraits d'un même chapitre de L'enfant qui portent sur le même personnage, ridicule et terrible à la fois. Tiré du chapitre XIX "Louisette".


Des pronostications.

« Moi, reprend Bergougnard, je suis la Raison froide, glacée, implacable. » Et il met sa canne toute droite entre ses jambes.

Il ajuste en même temps, sur un nez jaunâtre, piqué de noir comme un dé, il ajuste une paire de lunettes blanches qui ressemblent à des lentilles solaires, et me font peur pour mon habit un peu sec.

On croit qu’elles vont faire des trous. Je me demande même quelquefois si elles ne lui ont pas cuit les yeux, qui ont l’air d’une grosse tache noire, là-dessous.

« Je suis la Raison froide, glacée, implacable… »

Il y tient. Il dit cela presque en grinçant des dents, comme s’il écrasait un dilemme et en mâchait les cornes.

Il a été dans l’Université aussi, ça se voit bien ; mais il en est sorti pour épouser une veuve, – qui crut se marier à un grand homme et lui apporta des petites rentes, avec lesquelles il put travailler à son grand livre De la Raison chez les Grecs.

Il y travaille depuis trois ans ; toujours en ayant l’air de grincer des dents ; il tord les arguments comme du linge, il veut raisonner serré, lui, il ne veut pas d’une logique lâche, – ce qui le constipe, il paraît, et lui donne de grands maux de tête.

« Le cerveau, vois-tu, dit-il à mon père, en se tapotant le front avec l’index…

– Pas le cerveau, » dit le médecin, qui croit à une affection du gros intestin ; si bien qu’il ne sait pas au juste si M. Bergougnard est philosophe parce qu’il est constipé, ou s’il est constipé parce qu’il est philosophe.

~*~

De l'affection des pères aux enfants.
Cette raison froide et implacable, M. Bergougnard a l'habitude de l'exercer sur ses enfants : Bonaventure et sa petite sœur Louisette, pour laquelle Vingtras se sent pris de pitié.


Mon cœur a reçu bien des blessures, j’ai versé bien des larmes ; j’ai cru que j’allais mourir de tristesse plus d’une fois, mais jamais je n’ai eu devant l’amour, la défaite, la mort, des affres de douleur, comme au temps où l’on tua devant moi Louisette.

Cette enfant, qu’avait-elle donc fait ? On avait raison de me battre, moi, parce que, quand on me battait, je ne pleurais pas, – je riais quelquefois même parce que je trouvais ma mère si drôle quand elle était bien en colère, – j’avais des os durs, du moignon, j’étais un homme. [...]

Mais la petite Louisette qu’on battait, et qui demandait pardon, en joignant ses menottes, en tombant à genoux, se roulant de terreur devant son père qui la frappait encore… toujours !...

« Mal, mal ! Papa, papa ! »

Elle criait comme j’avais entendu une folle de quatre-vingts ans crier en s’arrachant les cheveux, un jour qu’elle croyait voir quelqu’un dans le ciel qui voulait la tuer !

Le cri de cette folle m’était resté dans l’oreille, la voix de Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela !

« Pardon, pardon ! »

J’entendais encore un coup ; à la fin je n’entendais plus rien, qu’un bruit étouffé, un râle.

Une fois je crus que sa gorge s’était cassée, que sa pauvre petite poitrine s’était crevée, et j’entrai dans la maison.

Elle était à terre, son visage tout blanc, le sanglot ne pouvant plus sortir, dans une convulsion de terreur, devant son père froid, blême, et qui ne s’était arrêté que parce qu’il avait peur, cette fois, de l’achever.

On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à dix ans ...

~*~

Décalage de registres au sein d'un même chapitre, et qui me semble donner une petite idée du ton de L'enfant.

Images :
1.Edgar Degas
2.Ewa Brzozowska

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