Une éducation libertine

{Une éducation libertine, de Jean-Baptiste del Amo a été lu
et chroniqué dans le cadre de l'opération "Masse critique" de Babelio
Merci aux organisateurs et aux éditions Gallimard ! }


J'ai mis du temps avant de parler de cet ouvrage, lu il y a maintenant quelques semaines, mais divers évènements, indépendants de ma volonté, m'auront empêché d'y revenir aussi vite que prévu ... De plus, j'ai ressenti le besoin de clarifier mes idées avant d'écrire de nouveau sur ce roman, le précédent billet à son sujet était remarquable de confusion ! J'ai donc préféré reprendre depuis le début ...

Une éducation libertine, roman de la rentrée littéraire, raconte l'ascension et la chute d'une jeune provincial "asservi par la chair" en plein siècle des Lumières. Le lecteur accompagne le personnage de Gaspard dans la découverte d'un Paris double, où l'air est vicié par les émanations humaines et la saleté du fleuve. L'auteur construit pour cela une atmosphère particulière, essentiellement sensorielle, olfactive : entre les remugles des bâtisses insalubres, les émanations méphitiques du fleuve et l'odeur de crasse et de mort posée sur les habitants, on est parfois tenté de froncer le nez. Et il n'y a pas à dire : les descriptions sont bien menées, le lecteur plonge, patauge dans cet amas de civilisation puante. Non sans un certain plaisir. Pendant ce temps-là, il assiste, impuissant, à la destruction progressive du héros, au fur et à mesure qu'il tente une ascension sociale. Gaspard est finalement brisé et corrompu par le monde qui l'entoure, présenté comme pourri et décadent. La ville, personnifiée, représente une entité malveillante et dangereuse, attirant les êtres dans ses rues sales et tortueuses, baignant de vice quiconque en respire les effluves. Le fleuve même, motif omniprésent dans le récit, n'apparaît que souillé par les présences humaines et les dégorgements de la ville, apparenté à un Styx, charriant cadavres et pulsions inconscientes. Une éducation libertine, sous couvert de représenter un autre XVIIIème que celui que nous connaissons, se pose comme un roman destructeur et nihiliste, miroir de la corruption du monde. Et c'est sous ces augures, par l'intermédiaire de Rousseau, que ce récit déchirant se clôt :

"Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant de toutes parts."

Au final, j'en garde un bon souvenir de lecture. Je dirais même que pour un premier roman, ce livre porte avec lui de nombreuses promesses : on ne peut que saluer le travail du style, la capacité qu'a eu l'auteur à entraîner le lecteur dans les lieux les moins engageants ou encore la richesse de la psychologie du personnage. Mais l'habileté de la narration ne parvient pas à faire oublier quelques défauts ...

~*~

Il est assez étonnant qu'en lisant Une éducation libertine, j'aie pensé à autant d'auteurs : telles lignes m'ont rappelé les écrivains fin-de-siècle, un autre passage faisait explicitement allusion à Süskind, tandis que le destin d'Emma me rappelait malgré moi celui de Nana, l'héroïne de Zola ... Entre les clins d'œil aux romans d'apprentissage, l'application à décrire horreur et pourriture qui rappellent certains aspects de la littérature fin de siècle et les références plus ou moins assumées aux écrivains libertins du XVIIIème, le propos ne se désagrège-t-il pas un peu trop ? J'ai également regretté, au fil de ma lecture, certaines maladresses, certains détails gênants qui m'empêchaient d'adhérer totalement au Paris-XVIIIème que l'auteur cherche à recréer sous nos yeux. Quelques anachronismes, quelques invraisemblances apparaissaient au détour d'une page, et à chaque fois j'interrompais ma lecture en regrettant la phrase, le mot, la déclaration qui avait interrompu une agréable immersion. Comment un pauvre bougre pataugeant chaque jour dans le fleuve peut-il manifester des connaissances mythologiques, déclarant à propos de la Seine : "c'est un Styx" ? Comment un homme qui se réclame des milieux philosophiques et libertins, à la mi XVIIIème siècle, peut-il déclarer que les philosophes de son temps ne s'intéressent qu'à l'âme alors qu'existent, à l'époque, des salons où se développe une pensée matérialiste ?

Enfin, j'ai eu l'impression au fil de ma lecture que lorsqu'on souhaitait gratter un peu la surface du texte pour voir ce qui se dissimule derrière, on était confronté à une sorte de malaise. Je ne veux pas croire qu'il n'y ait que du vide, du creux derrière les mots d'Une éducation libertine, mais le propos se saisit mal, très mal, derrière les soubresauts de l'intrigue. On croit souvent entendre un murmure, un simple murmure, étouffé de partout par le récit en lui-même.
Le roman soulève finalement beaucoup de questions auxquelles il n'apporte pas de véritable réponse, et j'ai refermé ce livre sur une impression mitigée. J'aurais aimé trouver derrière la narration adroite et le style soignée quelque chose de plus fort , à la hauteur de la violence du récit et de la force des descriptions. Ce ne fut pas le cas. Par conséquent, j'ai le sentiment qu'il manque quelque chose à Une éducation libertine pour en faire un roman accompli.
A mon sens, l'ouvrage représente bien plutôt un divertissement de qualité, pour qui a le cœur bien accroché et ne s'embarrasse pas des résistances et maladresses qui apparaissent, ça et là.

La critique d'Ys, plus enthousiaste.
La critique de Lou.

Images :
1. Chardin - La raie
2. Francis Bacon

4 billet(s):

Ys a dit... (dimanche, 11 janvier, 2009)

Oui, plus enthousiaste, quoique parfois un peu noyée sous ce style foisonnant, qui veut trop en faire dans le XVIIIe siècle. J'ai trouvé le personnage extrêmement riche, comme on en trouve peu aujourd'hui. C'est vraiment un très bon premier roman à mon avis.

Leiloona a dit... (dimanche, 11 janvier, 2009)

Finalement, ce serait un premier roman prometteur encore rempli de trop nombreuses influences ?


Nebelheim a dit...

Leiloona : Oui, en partie ... Je n'ai peut-être pas été très claire. Je trouve qu'il est toujours beaucoup plus difficile de parler d'un livre qu'on a aimé mais auquel on a trouvé des défauts que d'un livre qu'on a adoré ou détesté.

Ys : J'étais contente de trouver une critique de toi dessus, je n'ai pas vu beaucoup de choses sur ce livre dans les blogs que je fréquente ...

J'avoue sinon ne pas forcément être satisfaite de cette note, qui est peut-être un peu brouillon. Il est sûr que ces temps-ci, j'ai d'autres préoccupations (que je n'ai pas choisies), je n'ai donc pas l'esprit libre ... Merci à vous deux pour ces prompts commentaires.

samedi, 24 janvier, 2009  

Tu sais que tu viens de m'apprendre de quoi parlait ce livre dont on entend parler de partout depuis des mois ?
Je suis bien embêtée maintenant : le résumé me tente, mais je ne sais pas trop si je vais aimer à en lire ton avis... ;o)

samedi, 24 janvier, 2009  

Lilly : J'avais écrit une réponse à ton commentaire, mais Blogger a décidé de bugguer au moment où je l'ai validée T_T

Je disais donc : personnellement, je t'inviterais sans doute à le lire, parce que je n'aime pas l'idée qu'un de mes billets puisse faire hésiter quelqu'un sur une lecture. En général, quand une œuvre ne m'inspire pas du tout, je passe mon chemin et n'écrit pas dessus, je ne traite au final que ce qui m'intéresse ... Et puis, c'est comme pour "Le moulin sur la Floss" : je fais des réserves, ce qui ne m'empêche pas de trouver la lecture enrichissante, et je suis contente de voir, même si moi je n'ai pas été subjuguée, que d'autres sont tentés et veulent tenter l'expérience.

Merci pour le commentaire, en tout cas ! (et désolée pour le temps de réponse)

lundi, 26 janvier, 2009  

"Comment un homme qui se réclame des milieux philosophiques et libertins, à la mi XVIIIème siècle, peut-il déclarer que les philosophes de son temps ne s'intéressent qu'à l'âme alors qu'existent, à l'époque, des salons où se développe une pensée matérialiste ?"

Pour appuyer cette remarque, on peut citer, à partir des années 1750, le salon du Baron d'Holbach, où se réunissaient effectivement un certain nombre de philosophes, notamment Diderot, connus pour leur matérialisme et leur athéisme.

De ce salon,l'abbé Morellet, qui y participa, nous dit ceci : " C'est là qu'il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fut jamais [...], il n'y a point de hardiesse politique et religieuse qui ne fût là mise en avant et discutée pro et contra, presque toujours avec beaucoup de subtilité et de profondeur. " Morellet, Mémoires, Tome 1.

vendredi, 30 janvier, 2009  

Article plus récent Article plus ancien Accueil