[Spoilers, encore ...]

A l'égard de ce livre, j'ai eu sans doute la démarche de beaucoup d'autres : j'ai fortement apprécié Les Hauts de Hurlevent, d'Emily, découvert Jane Eyre de Charlotte avec enthousiasme ... Alors quand j'ai aperçu ce gros volume signé Anne Brontë, je me suis dit pourquoi pas ? Voyons donc ce qu'écrit la troisième sœur ... Lu d'une traite, j'en garde une très bonne impression !

Aux yeux d'un lecteur du XX(I)ème siècle, la structure du récit semble, somme toute, assez classique. Une première partie du récit est vue par les yeux d'un jeune homme qui nous décrit ses relations amicales avec une étrange dame venue de nulle part, et son attirance grandissante pour elle. Retour en arrière, nous nous trouvons en compagnie de ce même jeune homme, à la lueur d'une chandelle, le journal intime de cette dame devant les yeux. Beaucoup de mystère plane au-dessus de cette histoire, et malgré un dénouement relativement attendu, j'ai été tenue en haleine jusqu'au bout.

Du peu que j'ai lu sur Internet, les critiques à l'encontre d'Anne Brontë n'ont pas été si élogieuses que celles destinées à ses sœurs. Moins de passion, moins de haine et de ressentiment chez La recluse de Wildfell Hall. La force du roman d'Anne Brontë est ailleurs : plus ancré dans le monde, ce livre décrit avec réalisme la situation d'une femme rivée par le mariage à un mari alcoolique et débauché , sans échappatoire possible. Ou presque, car Helen Huntington décide de quitter le domicile conjugal en prenant avec elle son enfant, de se réfugier dans un manoir isolé et de vivre en vendant ses tableaux. Situation alors tout à fait illégale. Il est étonnant de se dire qu'un tel ouvrage a été écrit en 1848 : dans la société victorienne, la femme mariée n'avait aucune existence légale, considérée comme mineure et devant obéissance à son mari. Ni propriété, ni droit sur les enfants ; le couple est considéré comme une seule et même entité, et toute l'autorité revient au mari. Dans ce contexte, Anne Brontë nous livre un journal intime fictif, où une jeune fille fait son lent et douloureux apprentissage de la vie d'une femme mariée. Trompée, insultée par son mari, elle supporte encore moins de voir la mauvaise influence qu'il exerce sur son enfant. Les évènements, dépouillés de tout romantisme, apparaissent dans leur simplicité crue et n'en sont que plus poignants.

Il faut d'ailleurs remarquer que l'auteur anime devant nos yeux des personnages plutôt bien réussis d'un point de vue psychologique, notamment dans ce long épisode du journal, qui est la partie du livre à laquelle j'ai trouvé le plus de profondeur. Arthur Huntington, embarrassé de lui-même, oscille entre narcissisme outré et crises de confiance en soi, s'abandonne dans la boisson et multiplie les inconstances ; honteux de lui-même, malheureux, il cherche à exercer son pouvoir sur elle, ne le pouvant pas sur lui. Ce n'est pourtant pas qu'un méchant caractérisé, c'est un homme qui ne s'aime pas et qui ne sait pas se modérer (et qui n'est pas très religieux, mais je laisse volontairement ce côté sous silence). A côté de cela, Helen suit un moment la tentation de ne faire qu'un avec cet homme, de s'anéantir dans le mariage : "En vérité, je ne puis dire si je rougissais pour mon mari ou pour moi. Depuis que nous ne faisions qu'un, je me suis identifiée à lui au point que je subis toutes ses dégradations et ses déchéances comme si elles m'étaient propres. Je rougis pour lui, je crais pour lui, je me repens pour lui, je pleure, je prie, je sens pour lui comme pour moi-même. Et par là je dois être et je suis avilie, contaminée, à la fois à mes propres yeux et dans la réalité."

Cependant, Helen choisira la fuite ... Et le roman fera scandale. Durement censuré, il ne paraîtra longtemps que sous une forme tronquée. Au sein même du livre, cette femme seule élevant son enfant, se faisant passer pour veuve, suscitera rapidement les soupçons, la première partie du roman se clôt sur un mépris général à son égard. Une fois la réalité révélée, une voix de pasteur s'élève, déclarant "qu'elle avait mal agi en quittant son mari : elle avait ainsi violé les devoirs sacrés du mariage. Des coups et des blessures n'auraient même pas excusé sa conduite." Une fin heureuse vient pourtant couper la parole à ceux qui ont osé juger : après la mort de son mari, qu'elle a veillé en tant que garde-malade jusqu'au dernier instant, la jeune femme trouve le bonheur auprès d'un nouveau mari dévoué et à son écoute. Mais cet happy end presque austinien ne saurait faire oublier la force de la critique sociale à l'œuvre dans ce roman ...

Voilà donc une bien jolie découverte, qui m'a montré qu'Anne Brontë ne souffre pas un instant de la comparaison avec Charlotte et Emily : ses différences sont autant de richesses. Dans La recluse de Wildfell Hall, elle évoque sans concession ni surenchère des thèmes graves de son époque, décrivant chaque situation avec un réalisme minutieux, d'une style soigné, agréable et assez piquant. Le tout, enrubanné dans une jolie histoire qui, bien que moins exaltée que celles de ses deux sœurs, n'en reste pas moins joliment agencée. Encore aujourd'hui, ce roman conserve une certaine force ... Force décuplée quand il est replacé dans son contexte : société victorienne, 1848.


[Note non allégée en spoilers.
Par conséquent, Attention
aux deux dernier paragraphe !]


George Darien, ça vous dit quelque chose, vous ? Pour ma part, je ne connaissais pas du tout, avant de rencontrer ce nom, par hasard, sur un site de troc. Le Voleur ... Une curieuse illustration (Le thérapeute, de Magritte), une quatrième de couverture plutôt alléchante, et hop ! Je décide de me le procurer. J'ai pensé le recevoir pendant longtemps, mais, manque de chance, le livre semble avoir été perdu dans les limbes de la Poste. Il m'a fallu attendre longtemps avant de le trouver enfin sur les étalages d'une librairie, alors que j'étais de passage à Paris. Après avoir terminé Moll Flanders, je me suis donc empressée de commencer ce roman qui m'intriguait tant et que je comptais lire depuis des mois ... Si j'ai choisi d'enchaîner directement sur George Darien après avoir terminé le roman de Defoe, c'est aussi parce qu'ils partent tous deux d'un thème assez semblable, à savoir la figure du voleur. Il me semblait intéressant de comparer ces deux portraits, tous deux rédigés par un "je" sous la forme de faux mémoires, et ce à presque deux-cent ans d'écart.


Le Voleur : voilà un ouvrage difficile à résumer ... Pourquoi ? Parce qu'aux côtés d'une trame simple et légère se succèdent toute une galerie de personnages et un grand nombre de digressions : portraits à charge, caricatures et histoires secondaires glissés ça et là, ou encore textes d'idées dissimulés au fil de l'intrigue. Georges Randal nous raconte son histoire : celle d'un jeune bourgeois qui, ruiné par son oncle après le décès de ses parents, décide de se faire voleur. Avec ce qu'il lui restait, il lui était sans doute possible de vivre, laborieusement. "Tu chercheras à joindre à tes maigres revenus ceux d'un de ces emplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs, n'en sont pas moins pénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas tout à fait à leur faim, sont vêtus presque suffisamment, compensant l'absence des joies qu'ils rêvent par l'accomplissement de devoirs sociaux que l'habitude rend nécessaire ; et, à part ça, vivent libres comme l'air - l'air qu'on paye aux contributions directes." Mais ce n'est pas là le chemin que Randal choisit : lui, il préfère dire non à la société et à ses institutions, non à l'ordre et, surtout, non au silence. Le Voleur, ce n'est pas que ça, mais c'est un non énergique et retentissant au monde tel qu'il fonctionnait à l'époque - et tel qu'il fonctionne aujourd'hui, pour une large part.

Dans un écrit qui emprunte beaucoup - non sans humour - aux codes et aux clichés au roman-feuilleton en vogue à l'époque, Darien nous permet d'explorer le monde des voleurs et des escrocs : s'y croisent criminels officiels, protégés par les lois et brigands véritables. Le lecteur rencontre alors, au détour d'une page, politiciens véreux, voleurs de métier, notaires malhonnêtes, mouchards du gouvernement, faiseuses d'anges, bourreaux, industriels stupides et faussement philanthropes. Et cela, à grands renforts d'extraordinaires facilités de scénario. Mais qu'importe : ce n'est pas la vraisemblance que l'auteur vise en premier lieu. Par la force de la mise en scène, par l'outrance et la noirceur de certains portraits, enfin par l'utilisation libre révolutionnaire d'une forme romanesque donnée, Le Voleur semble rappeler parfois l'esprit des œuvres d'Octave Mirbeau. Comme lui, il se fait arracheur de masques, révélant les vices et les instincts destructeurs des puissants, tout en fustigeant la passivité et l'aveuglement des plus faibles. Et parfois, quand Randal écrit son dégoût du monde, qu'il s'interroge sur son expérience de la vie, on croirait presque entendre Célestine ! Pour exemple : "Ai-je vu des choses mon Dieu ! - même des choses que je ne dirai pas ! ... J'ai passé partout, ou à peu près ; je connais toutes les misères des gens, tous leurs dessous, toutes leurs saletés, leurs secrets infâmes et leurs combinaisons viles, les correspondances adultères de leurs femmes, leurs plans de banqueroutiers et leurs projets d'assassins. Je pourrais en faire des romans, si je voulais ! ..." Cependant, il y a quelque chose de plus touchant, de plus triste même, chez Darien que chez Mirbeau : personnage peut-être davantage autobiographique ; présence, malgré tout, d'un certain romantisme, mais teinté de nihilisme et d'anarchie ; constat amer du narrateur sur son passé et sur ses choix, ... Toujours est-il que je ressens une mélancolie bien plus présente dans Le voleur, alors que les lectures de Mirbeau me semblent davantage roboratives. De ce que j'en ai lu, tout au moins.


Ainsi, comme je l'ai dit, Randal s'oppose à beaucoup de choses, alors qu'il découvre l'envers du décor social et les vrais visages sous les masques ... Seulement, que faire, après avoir constaté tout ça ? Randal se tourne tout d'abord vers ses collègues voleurs et il pense un instant avoir trouvé sa réponse. Réfugié à Londre, il y rencontre Roger-La-Honte et Brousaille, figures positives et charmantes d'un frère et d'une sœur errant sur les toits de la grande ville. Cependant, ces deux-là font figure d'exceptions. Apparaissent d'autres figures, plus inquiétantes, plus grimaçantes ... Randal finit par se dire que "les vices des canailles ne valent pas mieux que ceux des honnêtes gens." Ce dernier est tenté de voir du côté du socialisme : déception nouvelle. "J'ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et tous les autres, avec leur salive." L'anarchisme est révoqué également : autant de promesses faites à un peuple qui les attend pour demain plutôt que d'agir aujourd'hui. Le mot est lancé : "Pépinières d'exploiteurs, séminaires de dupes, magasins d'accessoires de la maison Vidocq ..." Qu'est-ce qui compte alors, après tout ça ? Entre toutes ces errances, Darien nous le dit, Randal nous l'assène : c'est l'Individu, c'est le moi, étouffé sous la société, les convenances, les institutions, écrasé par l'éducation, le service militaire, le monde du travail. Et ce qui est important, c'est de vivre, d'exister par soi-même et pour soi-même, uniquement.

Ce qui est tragique, pourtant, c'est que malgré ces intuitions, Randal échoue. Ne parvenant pas à vivre comme il l'entend, peut-être même ne sachant comment vivre, il passe lui aussi, comme tous les autres, à côté de sa vie. Dernière page du roman, dernière feuille de ces confessions, et il jette ce constat amer : "J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent. J'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ;et même un peu de bien, comme les autres ; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres. L'existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent." Partie intégrante d'un mécanisme plus grand qui lui échappe, le voleur est aussi déterminé que les autres et joue lui aussi un rôle dans la société, quoi qu'il dise.

Le Voleur se clôt alors que George Randal délaisse son manuscrit dans une chambre d'hôtel, laissant là sa valise, abandonnant son métier et ne sachant que devenir. La boucle se referme, et les multiples questions jetées ça et là au fil de l'histoire n'ont pas été résolues. Cependant, quand on referme le livre, elles résonnent encore en nous, douloureuses, inquiétantes. Avec un vrai sens de la formule, Darien nous entraîne dans cette vie menée tambour battant, alternant descriptions de cambriolages, personnages truculents, cavales entre la France, la Belgique et l'Angleterre. L'humour côtoie de près le désespoir, chez cet homme à la fois dandy et vandale.
Une ode à la liberté et à l'individualité, une recherche désespérée de réponses, une émotion et une énergie communicatives. (Je suis par ailleurs bien heureuse de trouver avec lui un remplaçant de choix pour la lettre D de mon challenge ABC.)
A découvrir d'urgence !


[Bonus : La note, version publicitaire]
[Ou prétexte fallacieux pour replacer des expressions qui m'ont fait beaucoup rire]
Vous voulez savoir de qui il s'agit quand il écrit "une de ces blondes fades qui ont toujours l'air d'être en train de sécher" ; à quoi ressemble la femme qui "telle qu'elle est, débarrassée de la viande, [...] ferait un beau squelette" ou encore qui est cet homme, "dont la moustache est partout et le reste nulle part" ? Eh bien n'hésitez pas, Mesdames-Messieurs, et lisez Le Voleur de Georges Darien ! Aventures, amour, rebondissements compris. Confort idéologique non garanti.

Pour en savoir un peu plus :
George Darien sur excentriques.com

Images :
1.Affiches à Londres, auteur inconnu.
2.Constable - Rain storm

... qui naquit à Newgate, et, pendant une vie continuellement variée, qui dura soixante ans, en plus de son enfance, fut douze ans une catin, cinq fois une épouse (dont une fois celle de son propre frère), douze ans une voleuse, huit ans déportée pour ses crimes en Virginie, et enfin devint riche, vécut honnête et mourut pénitente. D'après ses propres mémorandums.

Ouf ! Voilà le titre complet du roman de Daniel Defoe, que l'on nomme plutôt Moll Flanders. J'en ai terminé la lecture hier et me retrouve à présent devant une fenêtre blanche, avec l'intention d'en parler un peu. Seulement voilà, ce roman, je ne sais pas trop quoi en penser ...
Certes, il se lit très facilement. Long récit qui se lit tout d'une traite, sans coupure ni chapitres ; narration prenante et succession inattendue de péripéties, écriture dynamique et vivante, élégante tout en demeurant proche de l'oralité, autant d'éléments qui facilitent la lecture de cet ouvrage. Mais au final, qu'en résulte-t-il ?

Dans ce roman de 1722, Defoe nous dépeint la triste condition d'une femme livrée à elle-même et tentant par ses propres moyens d'échapper à la pauvreté. C'est d'ailleurs souligné de nombreuses fois dans le livre : c'est la crainte de manquer de pain qui pousse Moll Flanders à duper son entourage, à mentir et à voler. C'est en tout cas ce qu'elle se plait à répéter, et on est tenté de la croire. Jeune fille, elle ne semblait pas tant portée au vice que ça : après avoir rêvé toute son enfance de devenir une "dame de qualité" (c'est à dire de pouvoir vivre décemment par son propre travail), elle est courtisée par l'ainé de la famille qui l'a recueillie, lui cédant sous la promesse d'un mariage. Celui-ci lui conseille d'épouser son petit frère qui lui, la demande réellement en mariage, ce qu'elle refuse avec indignation, écoutant son sentiment : "Allez-vous me transférer à votre frère ? Pouvez-vous transférer mon affection ? Pouvez-vous m'ordonner de l'aimer ? Est-il en mon pouvoir, croyez-vous, de faire un tel changement sur commande ?". Malgré ces protestations, elle consentira à ce mariage, menacée d'être jetée à la rue et au terme d'une longue maladie. On voit bien qu'au départ, la jeune femme est encore naïve, rechignant à des tels arrangements ; et cela malgré quelques mensonges, malgré son attirance pour l'argent et la peur de ne pouvoir subvenir à ses besoins. Cependant, cette expérience semble la marquer durablement. Une fois veuve, elle déclare : "J'avais été prise une fois à cette piperie nommée amour, mais le jeu était fini ; j'étais résolue maintenant à ce qu'on m'épousât, sinon rien, et à être bien mariée ou point du tout."

On voit alors se dessiner son avenir de coureuse de maris et son attitude, froide, calculatrice et déterminée à l'égard de ses amants, s'explique en partie par la difficulté de s'en sortir dans la société anglaise de l'époque, quand on est une femme sans relations et sans argent. Ce qui est drôle, c'est que le propos alors tenu par la narratrice m'a fait penser à l'une des héroïnes de La Foire aux Vanités, ou encore, plus lointainement, à Julien Sorel.
" Je pourrais être une femme vertueuse si j'avais cinq mille livres sterlings de revenu." se dit Rebecca Sharpe, en pensant à ses mensonges et à ses complots. De la même façon, Moll Flanders se rêve vertueuse et sage, une fois qu'elle sera pourvue d'argent ... Seulement voilà, les habitudes se prennent rapidement, et la peur de manquer se mue en avarice et en avidité. A chaque vol d'importance, elle ne manque pas de se répéter que c'est le dernier et qu'elle pourra se retirer ; mais une fois l'objet entre ses mains, elle murmure "Encore un peu ...". Engagée dans la spirale, elle termine dans la prison de Newgate, échappe de peu à la peine de mort et finit déportée en Virginie.


Seulement, le discours que tient la narratrice est pour le moins ambigu. Elle se met en scène sans cesse mentant, volant, trompant ; mais ne nous trompe-t-elle pas nous aussi, par la même occasion ? En effet, on peut considérer que Daniel Defoe a plutôt bien réussi son entreprise : présenté comme ces faux mémoires, ce texte pose véritablement la question de la sincérité du narrateur ... Qu'en est-il réellement ? La scène du premier vol est en ce sens significative : dans une écriture au rythme enlevé, presque vertigineuse et truffée de répétitions comme si la narratrice avait soudain perdu le sens, celle-ci ne manque tout de même pas de préciser le rythme de son pas lorsqu'elle sort et s'éloigne de la boutique, les rues qu'elle prend en prenant de multiples bifurcations. Il est intéressant de noter également la précision avec laquelle Moll Flanders nous tient au courant de ses moindres possessions et de ses fluctuations d'argent. Le personnage semble en effet hanté par ces questions matérielles, sortant voler comme mue par un instinct qui la dépasse. Alors ... Mauvaise foi plus ou moins dissimulée ? Traumatisme d'une femme qui a tenté d'échapper à la vie des bas-fonds alors même qu'elle a vu le jour dans une prison ... Et qui n'y est pas parvenue ? C'est sans doute à chaque lecteur de trancher ... Toujours est-il qu'indirectement, apparaît l'image d'un personnage à la sensibilité absente ou étouffée, obnubilé par la question de sa subsistance ; qui plus est un personnage féminin qui doit surmonter de nombreuses crises et faire face à une société où elle n'a pas de place.

Le roman se termine pourtant assez bien : une fois déportée en Virgnie, Moll Flanders tente de refaire sa vie avec un de ses anciens maris, qu'elle appelle "mon mari du Lancashire". Toujours ponctué de tracasseries matérielles, pourtant le roman s'ouvre à une forme de joie, peut-être même de sérénité, au fur et à mesure que les terres se font prospères et que la situation financière s'améliore.
A plus d'un titre, ce roman m'a fait penser à Manon Lescaut de l'abbé Prévost, écrit quelques années plus tard : un personnage féminin hanté par l'angoisse de manquer d'argent, le fait de tomber dans le crime presque malgré soi, la déportation et l'exil, rédemption finale sont autant de points communs qui permettent de rapprocher les deux œuvres.
Roman volontairement prosaïque, Moll Flanders nous présente un personnage dont on suit volontiers les aventures, en dépit de ses mauvaises actions. Une œuvre divertissante que j'ai pris plaisir à lire.

Images :
1. Roslin, La dame au voile
2. Franz Halz, La bohémienne

Un peu de philosophie !

J'avais annoncé un texte, au début du mois, sans encore savoir lequel j'allais choisir. J'ai d'abord pensé à un extrait de Madame Bovary, afin d'illustrer mon propos sur ce livre ; puis à un extrait de Mirbeau (mais le Tag "123" s'en est chargé à ma place). J'ai finalement jeté mon dévolu sur un texte d'Alain, tiré des Propos sur le bonheur. Celui-ci a le mérite d'être accessible et tout à fait intéressant.
Bonne lecture !



"Platon a des contes de nourrices, qui ressemblent, en somme à tous les contes de nourrices, mais qui, par certains petits mots jetés comme en passant, retentissent au fond de nous mêmes, et éclairent subitement des recoins mal connus. Tel ce récit d'un certain Er, qui avait été pris pour mort après une bataille, puis revient des Enfers une fois que l'erreur fut reconnue, et raconta ce qu'il avait vu là-bas.

Voici quelle était l'épreuve la plus redoutable. Les âmes, ou ombres, ou comme on voudra, sont conduites dans une grande prairie, et on leur jette devant-elles des sacs où sont des destinées à choisir. Ces âmes ont encore le souvenir de leur vie passée ; elles choisissent d'après leurs désirs et leurs regrets. Ceux qui ont désiré l'argent plus que toute chose choisissent une destinée remplie d'argent. Ceux qui en ont eu beaucoup en cherchent davantage encore. Les voluptueux cherchent les sacs plein de plaisirs ; les ambitieux cherchent une destinée de roi. Pour finir, chacun trouve ce qu'il faut, et ils s'en vont, avec leur nouveau destin sur l'épaule, boire l'eau du fleuve Léthé, ce qui veut dire le fleuve Oubli, et partent de nouveau pour la terre des hommes, afin de vivre selon leur choix.

Voilà une singulière épreuve et une étrange punition, qui est pourtant plus redoutable qu'elle n'en a l'air. Car il se trouve peu d'hommes qui réfléchissent sur les véritables causes du bonheur et du malheur. Ceux-là remontent jusqu'à la source, c'est-à-dire jusqu'aux désirs tyranniques qui mettent la raison en échec. Ceux-là se défient des richesses, parce qu'elles rendent sensible aux flatteries et sourd aux malheureux ; ils se défient de la puissance parce qu'elle rend injustes, plus ou moins, tous ceux qui en ont ; ils se défient des plaisirs, parce qu'ils obscurcissent et éteignent enfin la lumière de l'intelligence. Ces sages-là vont donc retourner prudemment plus d'un sac de belle apparence, toujours soucieux de ne point perdre leur équilibre, et de ne point risquer, dans une brillante destinée, le peu de sens droit qu'ils ont conquis et conservé avec tant de peines. Ceux-là emporteront sur leur dos quelque destinée obscure dont personne ne voudrait.


Mais les autres, qui ont galopé toute leur vie après leur désir, se régalant de ce qui leur semblait bon, sans regarder plus loin que l'écuelle, ceux-là que voulez-vous qu'ils choisissent, sinon encore plus d'aveuglement, encore plus d'ignorance, de mensonge et d'injustice ? Et ainsi ils se punissent eux-mêmes, plus durement qu'aucun juge ne les punirait. Ce millionnaire est maintenant dans la grande prairie, peut-être. Et que va-t-il choisir ? Mais laissons les métaphores ; Platon est toujours bien plus près de nous que nous ne le croyons. Je n'ai aucune expérience d'une vie nouvelle qui suivrait la mort ; c'est donc trop dire que je n'y crois pas ; je n'en puis rien penser du tout. Je dirai plutôt que la vie future, où nous sommes punis selon notre propre choix, et même selon notre propre loi, c'est cette avenir même où nous glissons sans arrêt, et où chacun développe le paquet qu'il a choisi. Et il est très vrai aussi qu'au fleuve Oubli nous ne cessons de boire, accusant les Dieux et le Destin. Celui qui a choisi ambition n'a pas cru choisir basses flatteries, envie, injustices ; mais c'était dans le paquet.
"

Image : Turner - Sunrise with Sea Monsters


Voici un livre dont la lecture date un peu ... Généralement, après avoir terminé un ouvrage, j'écris assez rapidement mon billet. Juste le temps de laisser mûrir mes impressions, de lire l'appareil critique de l'édition ou encore de rechercher quelques petites informations à propos du livre, quand j'en ai besoin. Mais là, cela fait presque deux semaines que j'ai refermé Les vingt-et-un jours d'un neurasthénique ... J'ai tout de même envie de tenter le coup et de partager quelques impressions sur ce livre-patchwork signé Octave Mirbeau !


Livre-patchwork ? Il faut dire que pas moins de cinquante Contes déjà écrits par Mirbeau sont repris dans Les 21 jours ... La plupart du temps, il s'agit de contes indépendants, écrits pour la presse, et recueillis plus récemment sous le titre de Contes cruels. Au final, cela donne une œuvre décousue, polymorphe, riche en personnages et en anecdotes. Très difficile à résumer aussi. La situation de départ est pourtant simple : George Vasseur, narrateur en carton, passe trois longues semaines de cure dans une ville thermale des Pyrénées. Là-bas, dans une ville d'hôtels et de montagne, il rencontre toute une galerie de personnages, plus ou moins de connaissance, qui lui content leurs histoires, lui rapportent des anecdotes diverses. Parfois aussi, le narrateur confie ses propres souvenirs, d'autres histoires qu'il aurait lui-même vécues, comme dans un journal. Mais là encore, il s'agit de récits récupérés et modifiés pour les besoins du livre. Inconsistant et malléable selon les récits auxquels il participe, ce narrateur permet de donner tout à fait artificiellement la parole aux galeries de personnages, sans grand souci de vraisemblance ou d'unité. Mirbeau procède ici encore à une déconstruction de la forme romanesque telle qu'elle existait alors. Faisant fi des structures traditionnelles et des convenances littéraires, il juxtapose les récits selon son bon vouloir sans chercher le moins du monde à cacher les coutures, nous introduisant dans les différentes histoires de façon plus ou moins brutale. Arbitraire maintes fois souligné par l'auteur, qui, avec malice, écrit par exemple : “Mais voyez comme les choses s’arrangent dans les stations balnéaires, qui sont les seuls endroits du monde où se révèle encore l’action, si contestée ailleurs, de la divine Providence. ”


Ces contes cruels qui se suivent sans forcément se ressembler nous donnent à voir l'absurdité de la société de son temps, à travers une galerie de personnages ridicules et grotesques, marionnettes aux masques trop bariolés et aux traits exagérés. Se côtoient figure fictives aux noms fantaisistes (Docteur Triceps, M. Tarte, Clara Fistule ou Jean Guenille pour ne citer que ceux-là) et véritables personnalités historiques (Emile Olliver, le général Archinard, George Leygues, etc.) dont il écorne considérablement l'image. De plus, Mirbeau dépasse la simple caricature des puissants. Comme dans Le journal d'une femme de chambre, le portrait des victimes est tout aussi noir et pessimiste, montrant des hommes en proie à leurs instincts les plus vils et raccrochés à toutes les superstitions.



Autant de caricatures ambulantes qui montrent l'inanité des lois et d'une société bourgeoise qui tolère voire favorise des injustices criantes, dévoilant au grand jour les absurdités d'un système où les plus démunis sont toujours victimes ; le nombre d'horreurs et de crimes se déroulant sous nos yeux, au fil des récits, laissant entendre que c'est bien le fait général qu'on nous montre et non l'exception. Pour cela, Mirbeau sollicite notre pitié, avec parcimonie. C'est le cas par exemple de l'histoire du père Rivoli, écrasé sous l'humanité lointaine de la bureaucratie, n'ayant le droit ni de reconstruire son mur sans autorisation (sous peine d'amende) ni le laisser s'effondrer sur la rue voisine ( ... sous peine d'une amende).
Mais l'auteur use et abuse surtout d'un humour grinçant et d'une ironie dévastatrice, si bien que cette peinture désabusée d'un monde qui marche à l'envers, plutôt que d'abattre totalement le lecteur, lui arrache rires et sourires. Cette ambiguïté est un peu la même que celle du Procès de Kafka : un matin, deux agents font irruption dans le domicile de K. pour l'arrêter. Sans trop savoir pourquoi. Le premier chapitre, s'il demeurait sans suite, ressemble plutôt à une grosse blague, une histoire absurde qui fait sourire. C'est le développement, de plus en plus vertigineux, qui réussit à faire un peu peur ... Dans les 21 jours d'un neurasthénique, c'est un peu la même chose : on oscille toujours un peu entre le tragique et le grotesque, entre l'effarement et le rire.



Cependant, le propos du livre va plus loin encore. Je citerai de nouveau ces mots qui figuraient déjà à la fin de mon article sur le Journal d'une femme de chambre : ici aussi, Mirbeau écrit «cette tristesse et ce comique d’être un homme. Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer [...] ». A travers le narrateur, tout d'abord. J'ai dit tout au début de cette note que c'était un narrateur en carton, ce qui est en partie fautif : en effet, dans certains passages, celui-ci prend durablement la parole. Non pas pour raconter une énième anecdote, mais pour nous faire part de son mal-être, de son dégoût du monde, en un mot, de sa neurasthénie. Par ses yeux, le paysage de montagne qui l'environne s'auréole d'angoisse et devient étouffant. Ce n'est pas pour rien que j'ai choisi, pour illustrer cet article, des tableaux de Van Gogh qui traduisent assez bien, il me semble, ce vertige face au monde exprimé dans Les 21 jours. Le dernier chapitre, dialogue laissé en suspens entre George Vasseur et un de ses anciens amis ayant choisi de se retirer dans un village isolé de montagne matérialise une vraie tension entre le nihilisme le plus total et un espoir en l'avenir, une volonté d'engagement. Fin ouverte pour ce livre, laissant la possibilité au lecteur de faire son chemin entre deux propos diamétralement opposés, par lui-même. Après la bouffonnerie tragique de ses histoires, la critique acerbe d'une société absurde, après le défilé grotesque de toute une série de personnages et la destruction des illusions de la bonne-conscience bourgeoise ... Les 21 jours d'un neurasthénique se sont clos sur un départ, sur une route qui se découvre. Nous quittons cette ville d'eau perdue dans les Pyrénées en compagnie du narrateur, pour nous retrouver seuls et livrés à nous-mêmes devant un grand chemin blanc, qu'il ne tient qu'à nous de tracer.

Images :
1. Van Gogh, Les chaumes de Cordeville
2. Van Gogh, Nuit stellaire
3. Van Gogh, Montagne Saint-Rémy


L'Abécédaire.

Voici un autre Tag que j'ai récupéré chez Karine. Après le Challenge ABC, les préférences littéraires de chacun se mettent à leur tour en ordre alphabétique, et cela donne ...



.A. Marcel Aymé, Les contes du chat perché
.B. Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée
.C. Corneille, L'illusion comique
Camus, L'étranger
.D Darien, Le voleur (Article)
.F. Flaubert, Madame Bovary (Article)
.G. Théophile Gautier, Récits fantastiques (Article)
.H. Huysmans, A rebours (Article)
Hoffmann, L'homme au sable
.I. Ionesco, La cantatrice chauve
.K. Kafka, Le procès
.L. Laclos, Les liaisons dangereuses (Article)
.M. Molière, Don Juan
Mirbeau, Le journal d'une femme de chambre (Article)
.O. Orwell, 1984
Ovide, Les métamorphoses
.P. L'abbé Prévost, Histoire de Manon Lescaut
.Q. Raymond Queneau, Exercices de style
.R. Rousseau, La Nouvelle Héloïse (Article 1 et 2)
J.K Rowling, Harry Potter
.S. Stendhal, Le rouge et le Noir (Article)
Stendhal, La chartreuse de Parme (Article)
.T. Thackeray, La foire aux Vanités (Article)
.W. Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray
Sarah Waters, Du bout des doigts (Article)
.Z. Emile Zola, Nana (Article)
Emile Zola, Germinal

Cette liste est sûrement truffée d'oublis, et j'attends tellement de mes lectures à venir que je serais parfois presque tentée de rajouter des parenthèses avec des livres pas encore lus, ou des livres oubliés que je compte redécouvrir. A prendre donc comme un instantané de mes préférences à ce moment précis. Qui sait ? Peut-être que demain, j'aurais dit tout autre chose. Tag en libre service.

Il ne me reste plus qu'à vous dire à très bientôt, avec sans doute un billet à propos de Moll Flanders, de Daniel Defoe, lecture que j'ai bientôt terminée !

Image : applecore-kevin on deviantart

Zestes de tag ...

Après la gracieuse invitation de Romanza, je me saisis de son Tag et le fais circuler. Avec celui-ci, c'est l'occasion de faire partager l'actualité de mes lectures, de proposer quelques bribes de texte, et -qui sait ?- d'intriguer un peu de possibles lecteurs. Allons-y donc gaiement !
Pour commencer, les conditions du Tag :

  • Indiquer le nom de la personne avec un lien vers son blog
  • Prendre le livre que l'on lit actuellement (ou que l'on préfère) à la page 123
  • Recopier le texte de la 5ème phrase et des 3 suivantes
  • Indiquer année de parution, édition, titre et auteur du livre.
  • Choisir 4 autres blogueurs/blogueuses pour leur demander ce qu'ils lisent et ainsi de suite ...

Les 21 jours d'un neurasthénique, Octave Mirbeau, publié en 1901 chez Fasquelle. Pris de l'édition des Oeuvres romanesques tome 3, établie par Pierre Michel.

"- Madame la comtesse est servie ! " Tout à coup, rêves refoulés, ambitions étouffées, tout cela dont l'amertume avait empoisonné sa vie, se leva, gronda dans son âme. En une seule fois, dans une minute d'exaltation suprême, il voulut protester contre son passé de rôles humbles, et muets, apparaître enfin, éloquent, dominateur, terrible, apothéotique. Des lambeaux de drames, de répliques violentes, des apostrophes perdues, d'angoissants trémolos, et des prisons, et des palais, et des soutterrains, et des dagues, et des arquebuses lui revinrent en souvenir, en foule, pêle-mêle, enflammés et torrentueux comme des laves."

Pour ce qui est du Tag, je le laisse libre : que ceux qui ne l'ont pas encore eu, ou qui souhaitent le faire se servent allègrement, je ne voudrais l'imposer à personne ! Et afin de satisfaire les curieux (et moi-même, car j'apprécie ce texte), je recopie la suite de ce passage qui est plutôt plaisante. Mais chut, là, je triche ! ;)


"Il sentit rugir et bondir dans son âme les rugissantes et fraternelles âmes des Frédéric Lemaître, des Mélingue, des Dumaine, des Mounet-Sully, des Coquelin. L'ivresse le saisit, l'affola, le poussa aux héroïsmes les plus extravaguants. Et, redressant sa taille courbée de vieux serviteur, rejetant en arrière sa tête sur laquelle la perruque blanche s'horrifia, ainsi qu'un feutre vengeur, la poitrine haletante et sifflante, la main gauche battant sur son coeur, la droite tendue comme une loyale épée, vers les invités, il clama d'une voix rauque, d'une voix cassée par l'émotion de se révéler, ainsi, devant les foules, un héros :
" - Oui, madame la comtesse est servie ! ... Mais, auparavant, général, laissez-moi vous le dire en face ... Celui qui insulte une femme est ... un lâche !
"Puis il s'effaça pour laisser passer les invités consternés.
" Un tonnerre d'applaudissements éclata dans la salle. Les spectateurs, exaltés par cette sortie vigoureuse et sublime, rappelère le père Plançon, frénétiquement. Mais le rideau resta obstinément baissé, malgré les cris, les trépignements, les enthousiastes bravos qui se prolongèrent durant une partie de l'entracte."

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C'est s'attaquer à un monument que de parler de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Ce roman de près de 400 pages se résume vite : Emma est une jeune femme dévorée d'idéaux et de rêves, mariée à un homme commun, vivant dans un bourg normand. Et elle crève d'ennui.
Au final, Flaubert fait un roman sur l'ennui, sur la médiocrité, sur le banal quotidien qui se traîne inexorablement, sans mouvement ni sursaut. C'est le cas de le dire : le thème n'a rien de bien palpitant ; pourtant, l'œuvre tient bon, grâce à sa composition sans faille, élaborée méticuleusement ; à la richesse des personnages, nombreux et tous dotés d'une intériorité ; enfin grâce à cette écriture tant travaillée, résultat d'un véritable travail d'orfèvre. En lisant Flaubert, le lecteur peut se pencher sans remords sur le texte : il sait qu'on n'a rien laissé au hasard, que chaque phrase est finement polie et ciselée. Il peut aussi se laisser porter par la grande fluidité de style, et suivre le destin d'Emma Rouault devenue Madame Bovary, dans sa médiocrité et son tragique.


Cette jeune femme, d'un bout à l'autre du roman, se morfond. En quête d'absolu, nourrie de lectures romanesques et de gravures romantiques, prête à tout pour fuir le réel, elle se perd dans ses illusions. Jeune fille, elle songe avec délices à l'amour qu'elle connaitra et aux joies du mariage. Mariée à un officier de santé assez balourd, un certain Charles Bovary, elle regrette sa jeunesse insouciante au couvent, un amour perdu ou pas encore trouvé - au choix. Accoudée à sa fenêtre ("la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade" glisse Flaubert dans une parenthèse), elle guette désespérément le bonheur, l'amour et l'aventure. Cependant, ses attentes et ses espoirs se heurtent violemment à la réalité de la société du XIXème siècle, plus généralement à la réalité morne du quotidien. Emma n'est d'ailleurs pas la seule à suivre de telles chimères : beaucoup de personnages sont au final des "Madame Bovary", chacun à leur façon. Il y a surtout Léon, l'un des amants, perclu lui aussi de rêveries romanesques. Leur première conversation, à l'arrivée à Yonville des Bovary, véhicule les derniers clichés du romantisme, entre les couchers de soleil sur la plage et le sublime des paysages de montagne "qui vous élève l'âme". D'un tempérament faible et assez enclin à la soumission, (beaucoup plus d'ailleurs que Madame Bovary) il se rangera, mettra au placard ses idéaux en épousant une Mlle Leboeuf, au nom délicieusement prosaïque. Difficile d'évoquer toute la galerie de personnages que convoque Flaubert : tous, jusqu'au petit figurant, ont leur petite particularité qui les rend potentiellement intéressants. Entre Rodolphe, Don Juan de campagne sans grande envergure ; Bournisien, tenant du discours religieux sourd aux exclamations du dehors ; ou encore Homais, ce pharmacien dévoré d'ambition, héraut d'un langage révolutionnaire et philosophique dénaturé, mal compris, repris par les bourgeois en mal de pouvoir, rejetant la religion en bloc par angoisse de la mort pour se tourner vers le scientisme, envahissant, omniprésent ... On ne sait plus trop où donner de la tête. Toujours est-il que toutes ces figures, de la plus présente à la plus insignifiante, nous disent quelque chose de l'époque et de ses mentalités, quelque chose de l'homme (d'hier comme d'aujourd'hui) et de ses comportements.


Dans cet ou
vrage où le style est d'une incroyable fluidité et où l'on peut se laisser porter sans presque y porter attention, le lecteur se doit d'être un peu vigilant. En effet, il doit souvent se débrouiller par lui-même, le narrateur demeurant curieusement absent au fil de l'histoire, n'apparaissant que pour nous livrer de courts commentaires de temps à autres (discrètement!). Il s'agit d'un roman à construire pour chacun d'entre nous, l'auteur-narrateur rechignant à nous prendre par la main pour nous guider au sein de son histoire. Ce dernier préfère rester muet, exposer la situation, parfois assez froidement, sans jugement de valeur, sans grandes indications, laissant ainsi le lecteur tirer ses propres conclusions. Les pistes sont nombreuses, il n'y a pas à dire, mais les silences aussi. D'ailleurs, cela vaudra à Flaubert un procès, la justice contemporaine jugeant le roman immoral car il n'y avait aucune condamnation explicite, aucun personnage positif pour donner l'exemple face à la vie d'Emma Bovary ...


Madame Bovary est un roman beaucoup lu, beaucoup cité, que ce soit dans le cadre scolaire, dans la blogosphère littéraire, ... Et le livre en souffre parfois. Peut-on vraiment s'identifier au personnage d'Emma et en tirer plaisir ? Quelles étiquettes coller sur la couverture du roman sans trop la dégrader ? Une chose est certaine, cependant : pas de réel romantisme chez Madame Bovary. L'ouvrage, qui se construit justement en opposition à cette littérature, en dénonce l'image pervertie et stéréotypée qui circule à l'époque. Réaliste, alors ? Il ne faut pas oublier que Flaubert a toujours refusé cette qualification. Il y a une part de réalisme dans cette œuvre, par l'importance de la documentation rassemblée par l'auteur, par certaines descriptions notamment des lieux, par le soin apporté à la représentation d'une couche sociale et de son quotidien. On peut penser au comice agricole auquel a assisté Flaubert pour le chapitre VIII de sa Deuxième partie (il dit même en être revenu "mort de fatigue et d'ennui") ou encore aux traités médicaux qu'il a lus pour l'épisode du pied bot ! Malgré cela, le roman dépasse de loin cette qualification. Les descriptions, fort nombreuses et parfois longues, ne servent pas uniquement à rendre compte d'une réalité qu'il s'agirait de décrire le plus fidèlement possible. Dans les premières pages, la grande description de la casquette de Charbovary * ne permet pas un instant de visualiser l'objet et symbolise bien plus le ridicule du personnage (qui par ailleurs doit pour punition conjuguer le verbe "ridiculus sum" ...).


En tout cas, je suis certaine d'une chose : c'est que je peux d'ores et déjà dire que Madame Bovary figure parmi les meilleurs romans que j'aie jamais lus. Œuvre noire et pessimiste, contant le destin tragique d'une femme dans la société du XIXème siècle, elle n'est pas dépourvue d'humour : la violence de la satire, le ridicule des situations confèrent à ce livre un certain grotesque. Magistralement écrit et d'une richesse incroyable, il peut nous amener vers une réflexion sur nous-même et sur le monde qui nous entoure, même aujourd'hui. Surtout aujourd'hui.

A découvrir et à redécouvrir !



* Le grand défi Charbovary : Si quelqu'un parvient à visualiser précisément l'objet en question, je lui donne un chocolat :

"C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait."

Image : 1. Millais - L'attente
2.Isabelle Huppert dans le film de Claude Chabrol.

Ecrin-souvenir, suite.


Nous voilà en Août : c'est l'anniversaire du Poème du Mois. Après avoir cité douze poésies, j'avoue m'essouffler un peu. Peur de trop mettre en avant certains auteurs plutôt que d'autres, envie de mettre à chaque fois des mots qui m'ont marquée ... Alors je préfère, pour l'instant, inaugurer quelque chose d'un peu différent, de plus large, à savoir Le Texte du Mois. Il pourra s'agir d'un extrait plus ou moins long d'une des œuvres que j'ai évoquées dans mes notes, d'un texte lu et apprécié que je n'ai pourtant pas chroniqué (et cela arrive fréquemment, s'astreindre à l'écriture d'un billet pour chaque lecture me semble bien trop contraignant), de mots et citations recopiées dans mon carnet Moleskine, peut-être même d'un poème, d'un article ou que sais-je encore ? Ainsi, le concept reste à peu près le même mais il s'élargit : chaque mois, un texte sera déposé sur ce blog, agrémenté le plus souvent d'une illustration mais présenté nu, sans véritables commentaires. Pour le plaisir.

Inauguration prochaine !

Image : Mucha - La nuit

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