{Studeo, studes, studere}

Courte parenthèse, le temps de s'éclipser, une semaine. En effet, les examens reprennent, et me voilà prête à entrer dans une semaine plutôt chargée : le cumul des années et des matières s'apparenterait presque à de la haute voltige, les rattrapages se suivent heure par heure, le peu de temps qu'il me reste étant consacré à de nouvelles révisions. Je glisse ici un billet rapide pour signaler cette courte absence, mais surtout pour annoncer des lectures et notes prochaines, une fois les épreuves passées. Nous avons terminé La Nouvelle Héloïse au cours des vacances et bien entamé les Liaisons dangereuses. Au programme de mes lectures individuelles figurent également quelques contes d'Hoffman, Salammbô de Flaubert ... Et d'autres choses encore, je laisserai le hasard et l'envie me guider.

A très bientôt !

Pour cette troisième lecture du challenge ABC, je reste dans le thème de la littérature anglaise et ai découvert le célèbre roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre. Cette histoire fait souvent partie de celles que l'on lit enfant, dans un livre parfois plus court et plus épuré, mais cela n'a pas été le cas pour moi. J'ai longtemps possédé un de ces petits livres aux couvertures blanc et rouge, intitulé Jane Eyre, mais je ne l'ai jamais lu. Une sorte d'aura mystérieuse entourait cet ouvrage que ma mère m'avait montré en me disant "Oh celui-là tu ne devrais peut-être pas le lire, il est un peu dur pour toi." Mes souvenirs sont très flous, mais tout ce que je sais, c'est qu'alors, je n'avais pas osé le lire. A présent, le mythe et l'appréhension sont brisés depuis longtemps, et prenant pour prétexte ce challenge, j'ai découvert cette histoire, trop lointainement connue jusque là.


Le roman de Charlotte Brontë est un roman d'initiation et d'apprentissage qui, sous couvert d'envolées romanesques, dit beaucoup de choses de son époque. Je n'ai pu m'empêcher de le voir comme une sorte d'autobiographie fantasmée et romancée, dans les parallèles que l'on peut tracer entre l'expérience de l'héroïne et celle de l'auteur. Le récit suit la vie d'une jeune orpheline devenue gouvernante qui tombe amoureuse de son employeur et maître Mr Rochester. Les différentes étapes de son existence semblent rattachées aux lieux qu'elle traverse, et chaque environnement, chaque paysage apparaît comme le reflet de l'intériorité de l'héroïne, illustrant les mouvements de son âme et les évènements de sa vie. Pour donner un exemple, la pension de Lowood, milieu froid et insalubre, est caractérisé par des pièces basses et un horizon sans cesse encombré, où le regard et l'esprit ne peuvent s'évader. Ce jeu incessant entre les caractéristiques du paysage et les sentiments des personnages donne une ambiance imperceptible au premier abord mais changeante, comme un décor artificiel parfaitement en accord avec les pensées de l'héroïne - procédé que l'on retrouve, en passant, dans Wuthering Heights d'Emily Brontë. Jane Eyre garde l'héritage des œuvres romantiques et gothiques, à travers quelques éléments qui parsèment le roman et qui lui confèrent un aspect assez sombre et mystérieux. Quelle est donc cette étrange présence qui, chaque nuit, hante les couloirs du manoir de Thornfield ? Cet héritage est finalement dépassé, car il ne s'agit pas de la seule caractéristique du roman, mais il n'en demeure pas moins là et marque encore toutes les descriptions de paysage, les atmosphères sombres et mystérieuses de certains passages ainsi que l'exaltation des passions chez les protagonistes.

D'un autre côté, Jane Eyre est un roman profondément ancré dans son temps qui donne une certaine vision de la société victorienne, tout en mettant en avant des pensées et des attitudes presque inacceptables pour l'époque. Du sordide orphelinat de Lowood aux sombres prédications du pasteur Brocklehurst, en passant par le poids omniprésent des convenances et autres contritions, le roman de Charlotte Brontë reflète l'austérité de la société anglaise du XIXème siècle, inégalitaire et en pleine mutation. L'héroïne, pas vraiment belle, est une femme qui travaille, qui est confrontée au problème de l'argent et qui peine parfois à trouver sa place dans un monde changeant mais cloisonné. Jane Eyre est notamment hanté par l'austérité religieuse avec une condamnation apparente du défaut de coquetterie, de nombreuses références à la Bible ; mais également des contraintes beaucoup plus lourdes et plus profondes, une remise en question - assumée ou non - d'une morale que l'héroïne ne comprend pas et qu'elle cherche, tant bien que mal, à adapter à sa propre idée de la justice. Le roman exprime un certain malaise par rapport aux sermons, aux conseils et aux injonctions d'une religion dépourvue de sa dimension humaine et consolatrice : religion codifiée dans laquelle Jane ne se retrouve pas. Le point de vue de l'auteur ne se définit pas facilement, Charlotte Brontë étant elle-même fille de pasteur ; toujours est-il que l'image qu'elle donne de la religion et de la société dans son roman est nuancée et ambigüe.

Ainsi, malgré son côté très romanesque et quelques ingrédients d'intrigue assez invraisemblables, le roman de Charlotte Brontë se lit avec plaisir. On se laisse prendre à l'histoire, on suit chaque pérégrination de Jane Eyre en espérant pour et avec elle que le bonheur reste accessible. Vaste succession de soumissions et de révoltes, le roman raconte l'évolution d'un personnage en quête de reconnaissance, de bonheur et de liberté.

" Sans s'arrêter sur aucun des autres objets, mes yeux se posèrent sur les plus lointains, sur les sommets bleutés. C'étaient eux que j'aspirais à dépasser ; tout ce qui était à l'intérieur de leur frontière de roc et de lande me faisait l'effet d'une cour de prison et d'une terre d'exil confinée."

S'il peut paraître ridicule d'écrire un billet sur une moitié de livre, j'ai tout de même des raisons pour justifier mon choix : il se trouve que La Nouvelle Héloïse est une lecture un peu à part, car je ne redécouvre pas ce livre seule. Une lecture à deux et à voix haute demande un certain temps, or je refuse d'attendre la fin du deuxième volume de mon édition pour en livrer quelques mots : deux semaines déjà se sont écoulées depuis le début de ce roman et si j'attendais encore, je sens bien que j'oublierai tout bien vite. Voilà donc la raison pour laquelle je publie à l'instant cette note ; une deuxième la suivra une fois le deuxième volume terminé.* Ces considérations faites, il ne me reste plus qu'à entrer dans le vif du sujet et à évoquer cette (re)lecture.
(*Pour information, je lis La Nouvelle Héloïse dans l'édition de poche Folio Classique, qui a divisé le roman en deux volumes.)


Ces Lettres de deux amans, Habitans d'une petite ville au pied des Alpes racontent l'histoire d'une passion entre Saint-Preux, jeune roturier chargé de l'éducation d'une jeune fille de bonne famille, et cette jeune fille même qui se nomme Julie D'Etanges. Je ne dévoilerai rien de plus quant à l'intrigue, j'ai bien peur de ne livrer qu'un pâle résumé bien maladroit.

Une lecture à haute voix m'a permis de voir et de sentir de nombreuses choses qui m'avaient échappé lors d'une première lecture. Il faut dire que le contexte n'était pas des plus favorables : j'ai lu ce premier livre dans l'urgence et la précipitation, dans l'atmosphère de la prépa et des explications de texte qui jalonnaient la lecture et en accéléraient le cours. Le deuxième livre, c'est par choix que je l'ai lu, parce que j'estimais qu'il était ridicule de m'arrêter en plein milieu d'une œuvre sous prétexte que l'on n'en étudiait qu'une partie. Cependant, l'urgence et l'angoisse du temps perdu étaient toujours là. A présent que je peux prendre ce temps, je lis à mon rythme, en détachant les syllabes et en prenant parfois un ton adéquat selon les différents personnages ; j'examine presque, quand c'est moi qui écoute, et je sens combien je suis passée à côté de nombreux éléments.

La Nouvelle Héloïse est un roman très bien écrit, aux disparités de ton assez surprenantes, mêlant lettres d'amour irraisonnées et dissertations diverses sorties de plus ou moins nulle part. Le livre, sa structure, le déroulement des actions, tout semble bien pensé et bien construit, jusqu'à la psychologie de chacun des personnages, ce qui leur donne à chacun une écriture spécifique, même si celle-ci tend parfois à disparaître sous la plume de Rousseau lui-même. Pour ce qui est du contenu des lettres, cela varie au fil du temps, selon l'évolution des personnages. A un ton emphatique et enflammé au début du roman, une prétendue sagesse vient prendre la place, et les amoureux parlent de vertu, de religion, de passion moins ardente, sincères et se trompant eux-mêmes. Les discours de Julie notamment sont très changeants, répondant à des espoirs et des motivations secrètes, parfois incompréhensibles, pour l'amoureux transi comme pour le lecteur. Mais qu'importe, l'on sent bien qu'elle ne sait plus réellement où il faut aller, et qu'elle se laisse flotter d'indécisions en indécisions au fur et à mesure que la situation empire.

Le roman renferme d'excellents morceaux d'écriture, que ce soit dans la description des paysages montagneux, dans l'évocation de la douleur amoureuse ou dans la célébration de l'être aimé. Les auteurs des lettres nous donnent véritablement à voir la violence des sentiments humains et la beauté des choses qui les entourent. A cela s'ajoutent des dissertations sur des sujets très divers, portant sur l'art, les mœurs de Paris, l'Opéra, ou d'autres traitant de la vertu, de la sincérité et de la morale, exprimant la pensée de Rousseau sur tel ou tel sujet. L'introduction de ces dissertations dans le récit est plus ou moins bien menée : parfois insensible et particulièrement bien préparée, elle semble parfois faire l'objet d'un simple plaquage assez gratuit. Autant dans le premier cas, le lecteur peut-il ne pas s'en rendre compte tout de suite et se laisser prendre au jeu, autant dans le deuxième, il ne se laisse pas tromper. A travers les sermons des personnages, on entend souvent au loin la voix de Rousseau, qui distille ça et là des éléments de sa pensée, si bien que le roman épistolaire se transforme parfois en courte leçon de la part de l'auteur.

Pour finir, je dirai donc que La Nouvelle Héloïse est un roman qui renferme de nombreuses richesses, bien qu'il semble un peu désuet au premier abord. Œuvre représentative du pré-romantisme, dans l'exaltation des sentiments et du moi, la célébration de la nature, le culte d'une âme sensible - ce n'est pas pour rien que la fameuse phrase "Que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible ! " provient de cet ouvrage -, ce livre apparaît également comme une illustration de la pensée de Rousseau sous bien des points. Cela agrémenté d'une écriture travaillée et belle, attentive aux effets de style, aux rythmes et aux effets sonores.

Je vous laisse pour dernière impression quelques mots puisés dans l'œuvre même, avec une extrait de la description de la région du Valais par Saint-Preux :

"Je voulais rêver, et j'en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruine au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes cotés un abîme dont mes yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelque fois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. Quelque fois en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée, montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré : à côté d'une caverne on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices."

Broyer la vie en rose

Entre mes différents romans, j'ai intercalé une petite bande-dessinée, offerte à l'occasion des fêtes de Noël. Je suis avec plaisir les "strips" de Maliki chaque semaine, tant ils me plaisent par leur humour, leur fraîcheur, parfois leur poésie. Le dessin est agréable; les anecdotes tirées de la vie de tous les jours et des souvenirs d'enfance sont toujours très plaisantes. A l'image de leur auteur, on finit par se dire, au fil de ces fragments d'existence, que la vie est réellement une aventure, qu'elle est, du moins, aussi voire plus intéressante que la fiction. Ce premier album papier de Maliki est un joli livre intitulé "Broie la vie en rose" et rassemblant quelques uns des strips publiés au fil des semaines, agrémentés d'un ou deux inédits - il me semble - et de quelques dessins supplémentaires, fanarts et autres pastiches. Je vous invite en tout cas à vous intéresser à ce petit univers que j'ai aimé retrouver dans cet album. Plutôt que de choisir un exemple parmi d'autres, je vous invite à jeter un œil curieux sur le site afin de vous faire une petite idée. En tout cas, pour ma part, il s'agit d'un véritable coup de cœur BD, chose assez rare pour être signalée.





Toute imprégnée encore de l'atmosphère d'Udolphe, je décidai de poursuivre mon challenge ABC en lisant le roman de Jane Austen qui lui était plus ou moins rattaché ; en effet, on m'avait présenté Northanger Abbey comme se moquant de l'engouement suscité par les romans gothiques de l'époque. Soit, je me mis à lire ce roman assez curieuse de découvrir cet auteur dont j'avais tant entendu parler, de par les blogs de lecture, le roman de Fowler - Le club Jane Austen, que je n'ai pas terminé - le(s) film(s) en prévision. Bref, il faut croire que ces temps-ci, Jane Austen est plus ou moins à la mode. Ce roman conte "l'aventure" de la jeune Catherine Morland qui accompagne des amis de ses parents à Bath et y découvre la bonne société ; elle y rencontre Isabelle, jeune demoiselle hypocrite et s'attache à elle, tout en faisant connaissance avec les Tilney, jeunes gens distingués à qui elle cherche plus que tout à plaire.

Je n'aurais sans doute pas dû lire ce livre dans l'optique d'un parallèle avec Mrs. Radcliffe : les allusions à Udolphe sont finalement assez restreintes, et le filon parodique n'a pas été longuement exploité. Les alarmes de la jeune Morland dans le décor d'une vieille abbaye - restaurée et modernisée - étaient certes distrayantes, mais la critique n'est jamais mordante. Autre thème de l'oeuvre, la satire d'une jeunesse anglaise oisive et affectée et, plus largement, de la société dont elle est le fruit. En cela, on peut dire que l'auteur parvient à son but : la plupart des personnages m'ont paru tout à fait exaspérants. Au tout début du roman, le ton du narrateur est drôle et mordant, les premières descriptions de l'héroïne sont plaisantes par leur légèreté et l'humour détaché qui s'en dégage. Cependant, ce ton s'essouffle et disparaît lors du long passage se déroulant à Bath où, sans presque un mot, le narrateur nous laisse tomber sans plus de cérémonie dans une société pleine de règles et de convenances, au beau milieu de discours insensés pétris d'hyperboles et respirant l'hypocrisie. Nous voilà face à l'ennui des fêtes, bals et spectacles où tout le monde parle pour ne rien dire. Au final, c'est sans doute ce que le narrateur escomptait, et il parvient à nous faire ressentir la sècheresse et la futilité d'un tel milieu, mais je n'ai pu m'empêcher de ressentir un profond ennui tout au long de cette partie, sans doute la plus importante du livre. La donne change un peu lorsque Catherine Morland part à Northanger Abbey avec les jeunes Tilney, car l'imagination débridée de cette jeune fille est tournée en ridicule au fil de ses diverses élucubrations. Le ton employé, les éléments de la parodie ne manquèrent pas de me faire sourire, et remarque des clins d'oeil à des oeuvres comme Les Mystères d'Udolphe ou le Moine était assez agréable.

"De longs couloirs humides, des cellules étroites, une chapelle en ruine formeraient son décor quotidien. Elle ne pouvait tout à fait réfréner l'espoir d'y trouver quelque vieille légende ou le terrifiant mémorial d'une nonne outragée au sombre destin."

Double jeu des personnages, hypocrisie, affectation, importance donnée au paraître et aux convenances, c'est le reflet d'une société à une époque donnée. Finalement, le bilan de cette lecture demeure assez mitigé, et je ne pense pas réitérer l'expérience d'un roman de Jane Austen, tout simplement parce que l'ambiance de ce monde-là m'ennuie, voire m'exaspère.


Billet : Afin de ménager plus de nuance à cet article, je vous invite à lire l'avis de Morwenna, celui de Lilly, et enfin celui de yueyin, qui diffèrent assez du mien.

En ce mois de Janvier, il peut sembler un peu audacieux de choisir un poème s'intitulant La Nuit de Décembre. On m'a pourtant soufflé à l'oreille que cette poésie, quoique longue, est très belle et que les mots se lisent tous seuls. En passant, je souhaite d'ailleurs une très bonne année , riche en lectures, en évènements et en découvertes aux lecteurs de ce blog !

Il ne me reste plus qu'à déposer ce poème de Janvier, et à vous souhaiter une agréable lecture.


La nuit de Décembre

LE POÈTE

Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :
A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j’allais avoir quinze ans
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d’un arbre vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,
De l’autre un bouquet d’églantine.
Il me fit un salut d’ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

A l’âge où l’on croit à l’amour,
J’étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux ;
D’une main il montrait les cieux,
Et de l’autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu’un soupir,
Et s’évanouit comme un rêve.

A l’âge où l’on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s’asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.

Un an après, il était nuit ;
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s’asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Ses yeux étaient noyés de pleurs ;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d’épine ;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.

Je m’en suis si bien souvenu,
Que je l’ai toujours reconnu
A tous les instants de ma vie.
C’est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J’ai vu partout cette ombre amie.

Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour renaître ou pour en finir,
J’ai voulu m’exiler de France ;
Lorsqu’impatient de marcher,
J’ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d’une espérance ;

A Pise, au pied de l’Apennin ;
A Cologne, en face du Rhin ;
A Nice, au penchant des vallées ;
A Florence, au fond des palais ;
A Brigues, dans les vieux chalets ;
Au sein des Alpes désolées ;

A Gênes, sous les citronniers ;
A Vevey, sous les verts pommiers ;
Au Havre, devant l’Atlantique ;
A Venise, à l’affreux Lido,
Où vient sur l’herbe d’un tombeau
Mourir la pâle Adriatique ;

Partout où, sous ces vastes cieux,
J’ai lassé mon cœur et mes yeux,
Saignant d’une éternelle plaie ;
Partout où le boiteux Ennui,
Traînant ma fatigue après lui,
M’a promené sur une claie ;

Partout où, sans cesse altéré
De la soif d’un monde ignoré,
J’ai suivi l’ombre de mes songes ;
Partout où, sans avoir vécu,
J’ai revu ce que j’avais vu,
La face humaine et ses mensonges ;

Partout où, le long des chemins,
J’ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme ;
Partout où j’ai, comme un mouton,
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuder mon âme ;

Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin.
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j’aime la Providence.
Ta douleur même est sœur de ma souffrance ;
Elle ressemble à l’Amitié.

Qui donc es-tu ? ─ Tu n’es pas mon bon ange,
Jamais tu ne viens m’avertir.
Tu vois mes maux (c’est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t’appeler.
Qui donc es-tu, si c’est Dieu qui t’envoie ?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler !

Ce soir encor je t’ai vu m’apparaître.
C’était par une triste nuit.
L’aile des vents battait à ma fenêtre ;
J’étais seul, courbé sur mon lit.
J’y regardais une place chérie,
Tiède encor d’un baiser brûlant ;
Et je songeais comme la femme oublie,
Et je sentais un lambeau de ma vie
Qui se déchirait lentement.

Je rassemblais des lettres de la veille,
Des cheveux, des débris d’amour.
Tout ce passé me criait à l’oreille
Ses éternels serments d’un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées,
Qui me faisaient trembler la main :
Larmes du cœur par le cœur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées
Ne reconnaîtront plus demain !

J’enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu’ici-bas ce qui dure,
C’est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d’oubli.
De tous côtés j’y retournais la sonde,
Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.

J’allais poser le sceau de cire noire
Sur ce fragile et cher trésor.
J’allais le rendre, et, n’y pouvant pas croire,
En pleurant j’en doutais encor.
Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée,
Malgré toi, tu t’en souviendras !
Pourquoi, grand Dieu ! mentir à sa pensée ?
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
Ces sanglots, si tu n’aimais pas ?

Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures ;
Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien ! adieu ! Vous compterez les heures
Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce cœur de glace
Emportez l’orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous m’avez fait.

Partez, partez ! la Nature immortelle
N’a pas tout voulu vous donner.
Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner !
Allez, allez, suivez la destinée ;
Qui vous perd n’a pas tout perdu.
Jetez au vent notre amour consumée ; -
Eternel Dieu ! toi que j’ai tant aimée,
Si tu pars, pourquoi m’aimes-tu ?

Mais tout à coup j’ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j’ai vu passer une ombre ;
Elle vient s’asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir ?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage ?
Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image
Que j’aperçois dans ce miroir ?

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n’a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l’ombre où j’ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?

LA VISION

- Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l’ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j’aime, je ne sais pas
De quel côté s’en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m’as nommé par mon nom
Quand tu m’as appelé ton frère ;
Où tu vas, j’y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j’irai m’asseoir sur ta pierre.

Le ciel m’a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.


Articles plus récents Articles plus anciens Accueil