Eh bien voilà, j'ai refermé Le Moulin sur la Floss de George Eliot, ultime ouvrage de mon programme de lecture pour le challenge ABC. Pour certains romans, quand je commence à écrire une introduction à mon billet, je sais déjà, à peu près, ce que j'ai envie de dire. Je me suis déjà forgé un jugement, bon ou mauvais, que j'étaye de quelques arguments. Ici, je me retrouve dans l'autre cas : je ne sais que penser de ce long roman. Un autre ouvrage lu dans le cadre du Challenge (Mademoiselle de Maupin) m'avait posé ce problème, mais dans une moindre mesure : ici, je ne sais vraiment sur quel pied danser ...


Le Moulin sur la Floss, datant de 1860, porte sur le début du XIXème siècle, à l'époque où Victoria n'était pas encore souveraine d'Angleterre. A travers le destin d'une famille, et en particulier de l'histoire d'un frère et d'une sœur, Tom et Maggie Tulliver, il nous conte le bouleversement que le monde anglais est en train de connaître. L'ère où la vapeur accélère tout, précipite des familles dans la faillite, en porte d'autres vers la prospérité. L'auteur semble se plaire à nous rappeler qu'à ce temps-là, les mentalités étaient différentes, et qu'une fortune se construisait petit à petit, au fil des générations. C'est bien ce qui s'est passé chez les Tulliver, qui vivent dans le moulin de Dorlcote depuis des générations. Nous suivons les jeunes années des deux petits derniers : Tom, petit garçon au grand sens de la justice et Maggie, jeune demoiselle de son temps, tiraillée entre les saillies de son caractère et la soumission qu'on lui demande.


Le premier attrait du Moulin sur la Floss a été, pour moi du moins, un attrait socio-historique : tout en peignant avec une certaine habileté la vie provinciale et campagnarde en Angleterre, George Eliot expose aussi, point par point, les différences fondamentales entre être un homme et être une femme dans la société telle qu'elle existait à l'époque. C'est particulièrement flagrant dans toute la partie qui concerne l'enfance où le frère clame haut et fort devant sa sœur sa fierté d'être un garçon , n'hésitant pas à la juger sévèrement et à la punir, en vertu d'une justice dont il croit être le seul représentant. Cependant, le déroulement des évènements nous fait voir en Maggie un personnage plus intelligent et plus ouvert aux sentiments des autres. Cette jeune fille de papier est un personnage tout à fait complexe, à la psychologie fouillée. On y retrouve une part de la romancière, qui y a transposé une part de ses propres expériences ; on y trouve aussi un être plus faible et plus hésitant qui se perd indéfiniment dans l'hésitation et le remord. Petite, elle se coupe les cheveux de rage avant de s'effondrer en pleurs à l'idée d'apparaître devant toute la famille. Jeune fille, elle se laisse emporter par le flux de ses passions, et part au loin avec le fiancé de sa cousine ... Pour revenir à Saint-Ogg, seule et non mariée, pour devenir la proie favorite des médisances de quartier. Maggie s'enlise dans des pulsions contradictoires, cherchant à se réfugier dans un mysticisme et d'un renoncement effrénés, avant de céder, blessées par tant de privations. L'amour même qu'elle porte à ses proches (à son père et à son frère surtout), à ses prétendants n'est pas sans ambigüités. Et c'est ainsi qu'elle oscille toujours, cherchant parfois à s'aliéner par amour de l'autre, parfois goûtant au plaisir orgueilleux d'être admirée.

A dire cela, cette jeune personne vous paraîtra peut-être particulièrement agaçante. A vrai dire, ce n'est pas vers elle que mes foudres de lectrice se sont dirigées, mais plutôt contre son frère. Les élans contradictoires de Maggie s'expliquent, ne serait-ce qu'en partie, par l'éducation qu'elle a reçue, la vie qu'elle a mené, l'environnement dans lequel elle a évolué. Consciente de certaines injustices, aveugles face à d'autres choses, elle aura tout de même gardé ne serait-ce qu'un peu de ce besoin d'indépendance qui la rendait si incontrôlable, enfant. Son frère Tom Tulliver est d'une tout autre trempe. D'un esprit lourd, engoncé dans des préjugés héréditaires, le jeune homme est à l'image de l'enfant et pense détenir la vérité absolue, monolithique, immuable. Et c'est en vertu de cette vérité qu'il juge, qu'il sanctionne, péremptoirement. Aux appels désespérés de Maggie après chaque erreur, il est le premier à lui tourner le dos et à la laisser en proie à ses angoisses. Avec la certitude du devoir accompli.


Ajoutons à cela que Le Moulin sur la Floss est servi par une écriture agréable, parfois poétique, et non dépourvue d'humour. Les portraits des oncles et tantes de la famille, de leurs attitudes tournant parfois à l'absurde, les considérations sur l'opinion publique et ses racontars, m'ont quelque fois fait sourire. Mais là n'est pas le ton principal de l'œuvre, et l'impression générale qu'on en tire à la lecture est beaucoup plus pessimiste. Le roman s'ouvre et se clôt presque sur la même image : celle de l'eau et de son flux incessant et changeant. A la douceur de la rivière endormie se succèdent tempêtes et inondations. Dynamique de vie, dynamique de mort : le cours d'eau qui fait vivre le moulin menace aussi parfois de la détruire. En cela, il n'est pas anodin de voir que la vie de Maggie est plusieurs fois rattachée à celle de l'eau, figure qui rythme les grandes étapes de sa vie, jusqu'à la fin ... "La destinée de Maggie nous est donc cachée pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."


Ces éléments contribuent à faire de ce long roman une oeuvre intéressante. Malgré cela, je ne peux m'empêcher d'émettre quelques réserves ... Outre que j'ai mis quelques temps à venir à bout de cette lecture, que j'ai trouvé assez longue, j'ai été assez gênée par la religiosité qui imprégnait parfois assez fortement le roman. Je m'explique : littéralement truffé de références bibliques, il nous livre aussi le récit d'une conversion au terme de longues et nombreuses souffrances. Tout en mettant en cause l'institution religieuse et la charité chrétienne, l'auteur les supplante par un idéal humaniste très fort. Jusque là encore, on pourrait me dire que ça reste bien gentil, et que ça n'entraîne pas forcément à conséquence ... Le problème à mes yeux demeure dans l'idéal du renoncement de soi et de son propre plaisir, aux yeux d'autrui. Le personnage de Maggie subit en effet une véritable tentation avant de renoncer à celui qu'elle aime, hantée par son passé et par la culpabilité, préférant réapparaître aux yeux de la société, crucifiée par l'opinion publique. Souffrances multipliées pour un personnage martyre, qui connaîtra enfin une forme de résurrection (en reproduisant étrangement l'histoire du mythe de Saint-Ogg, patron du village). Et là, je ne n'adhère plus, j'ai véritablement souffert lors de ma lecture en même temps que l'héroïne, en subissant les épreuves qu'elle s'impose d'elle même, dans un but d'expiation. D'ailleurs, je ne pense même pas qu'il y ait dans ce traitement de l'histoire une part de concessions faites à la mentalité de l'époque, où les scandales se déclaraient pour des choses qui aujourd'hui nous paraissent plus naturelles (quoique ...). Ce thème et ces images sont en effet fort mis en avant, surtout à la fin du roman, dans une symbolique récurente. Et la critique conserve ailleurs tout son piquant.


Pour conclure, je garde une impression assez mitigée à propos de cet ouvrage. Sans pour autant regretter de l'avoir lu. Il représente bien, à mon sens, une époque pleine de contradictions et de tensions internes, une société encore en pleine mutation où beaucoup de questions se posent. George Eliot porte un regard fin sur le rythme de vie d'une petite ville isolée, sur les dynamiques qui s'y succèdent. Ses analyses psychologiques demeurent par ailleurs souvent pertinentes, et tentent avec un effort appréciable de retracer le ressenti de l'enfance et de l'adolescence. Cependant, à ces images critiques, est donné une réponse qui est loin de me satisfaire, et va jusqu'à me gêner dans sa connotation. Bonheur et pêché s'opposent à douleur et repentir, dans une logique encore teintée d'une forte religiosité, où foi en dieu et foi en l'homme veulent se réunir.

~*~

Je terminerai tout de même par une citation, piochée parmi d'autres. Je termine ainsi sur d'autres mots que les miens, afin de laisser les lecteurs (s'ils sont arrivés jusque là) se forger un avis par eux-même. Après tout, peut-être que ces considérations n'ont gêné que moi. Voyez plutôt :

"Prendre Maggie par la main pour lui dire : 'Je ne veux croire aucun mal de vous sans preuve ; mes lèvres n'en diront pas, mes oreilles y resteront fermées ; car moi aussi je suis un mortel capable d'erreur, sujet aux chutes, ayant tendance à ne pas aller jusqu'au bout de mes efforts les plus sérieux ; votre sort a été plus pénible que le mien, votre tentation plus grande ; aidons-nous mutuellement à rester debout et à avancer sans rechute" - faire cela eût exigé du courage, une profonde pitié, une connaissance de soi-même et une confiance généreuse. Cela eût exigé un esprit qui ne trouvât aucun piquant à médire, qui ne se sentît pas grandi personnellement en condamnant les autres, qui ne se laissât pas abuser par des grands mots au point de croire que la vie peut avoir un but moral et une piété élevée en faisant l'économie d'une recherche active de la vérité, de la justice et de la charité totales envers chacuns des hommes et des femmes qui croisent notre chemin. Les dames de Saint-Ogg ne se laissaient pas séduire par de vastes conceptions spéculatives, mais elles avaient leur abstraction préférée, qu'elles appelaient "la société", qui leur servait à apaiser parfaitement leur conscience en faisant ce qui pouvait satisfaire leur égoïsme : penser et dire le plus de mal possible de Maggie Tulliver et lui tourner le dos."

Images :
1.Hacker - Lost parasol
2. Francis Danby, Disappointed Love


7 billet(s):

J'ai d'abord "Middlemarch" et "Daniel Deronda" en stock, mais malgré tes réserves, ton billet me donne très envie de lire "Le moulin sur la Floss".

vendredi, 14 novembre, 2008  

Je ne sais pas si j'ai envie de lire ce roman... mais ton billet est très intéressant, en tout cas!!!

vendredi, 14 novembre, 2008  

J'ai beaucoup aimé Middlemarch. On y trouve aussi cette religiosité assez paradoxale, mais sans doute dans une moindre mesure. Malgré ce point, je suis assez curieuse de découvrir les autres oeuvres d'Eliot!

vendredi, 14 novembre, 2008  

Bien qu'un peu effrayée par les thèmes biblioques, je suis assez tentée... Et félicitations pour ton ABC !

vendredi, 14 novembre, 2008  

Joli billet qui me donne envie de le lire malgré tes réserves. C'est drôle j'ai eu les mêmes difficultés à écrire mon billet sur Silas Marner de... George Eliot. Sauf que le mien ne sera pas aussi bon, c'est sûr.
C'est étrange cette religiosité qu'on retrouve apparemment souvent dans l'oeuvre de l'auteur sachant qu'elle a elle-même choisi de braver les moeurs de son époque en vivant hors mariage avec un homme et il me semble avoir lu qu'elle n'était pas très croyante (sur ce point, ça mériterait vérification).

samedi, 15 novembre, 2008  

Au finale, tant mieux si ce billet vous donne tout de même envie de vous frotter à ce long roman de G. Eliot : j'ai essayé d'y retranscrire mon indécision, je n'aime pas faire des billets prescriptifs qui conseillent d'éviter telle ou telle lecture (enfin, je ne me suis jamais retrouvée devant ce cas-là depuis la création de ce blog).

Levraoueg : Merci bien, j'avoue être heureuse (et soulagée) d'en avoir fini ! Je choisirai un thème moins contraignant pour l'année suivante, les romans du XIXème, c'était tout de même un peu gros ...
Merci à vous cinq pour vos commentaires ! ^_^

Isil : c'est en tout cas ce que j'ai lu dans la préface et la chronologie de mon édition. Mais de ce refus des dogmes et de la religion telle qu'elle est pratiquée, il ne faut pas je pense conclure que G. Eliot est athée : elle a substitué à ça une religiosité qu'elle voulait plus proche de l'homme, une foi en l'humanité, en quelque sorte ... Du moins, c'est ce que j'ai cru comprendre.

Chiffonnette : J'avais hésité et pensais au départ lire Middlemarch plutôt que celui-là. Mais il faut avouer que l'épaisseur du livre m'avait quelque peu effrayée ^^"
(Même si Le moulin sur la Floss fait ses 700 pages)

lundi, 17 novembre, 2008  

Ayant lu The Mill on the Floss et Middlemarch, je dirais que ce dernier est beaucoup plus "satisfaisant", alors que le premier offre des zones d'ombre inquiétantes. Je pense que George Eliot avait à coeur de montrer la condition féminine de son époque et ce personnage de Tom illustre bien la prééminence d'un garçon dans la famille, ce sentiment d'être dans son bon droit quoi qu'il fasse. J'ai beaucoup aimé l'écriture de ce roman mais le destin déchirant de Maggie m'en a rendu la lecture très douloureuse.
Sinon, de la même, j'ai bien aimé Scenes of Clerical Life, un ensemble de longues nouvelles assez noires elles aussi mais tellement bien racontées !

dimanche, 23 novembre, 2008  

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