[F']Madame Bovary, moeurs de province.

.


C'est s'attaquer à un monument que de parler de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Ce roman de près de 400 pages se résume vite : Emma est une jeune femme dévorée d'idéaux et de rêves, mariée à un homme commun, vivant dans un bourg normand. Et elle crève d'ennui.
Au final, Flaubert fait un roman sur l'ennui, sur la médiocrité, sur le banal quotidien qui se traîne inexorablement, sans mouvement ni sursaut. C'est le cas de le dire : le thème n'a rien de bien palpitant ; pourtant, l'œuvre tient bon, grâce à sa composition sans faille, élaborée méticuleusement ; à la richesse des personnages, nombreux et tous dotés d'une intériorité ; enfin grâce à cette écriture tant travaillée, résultat d'un véritable travail d'orfèvre. En lisant Flaubert, le lecteur peut se pencher sans remords sur le texte : il sait qu'on n'a rien laissé au hasard, que chaque phrase est finement polie et ciselée. Il peut aussi se laisser porter par la grande fluidité de style, et suivre le destin d'Emma Rouault devenue Madame Bovary, dans sa médiocrité et son tragique.


Cette jeune femme, d'un bout à l'autre du roman, se morfond. En quête d'absolu, nourrie de lectures romanesques et de gravures romantiques, prête à tout pour fuir le réel, elle se perd dans ses illusions. Jeune fille, elle songe avec délices à l'amour qu'elle connaitra et aux joies du mariage. Mariée à un officier de santé assez balourd, un certain Charles Bovary, elle regrette sa jeunesse insouciante au couvent, un amour perdu ou pas encore trouvé - au choix. Accoudée à sa fenêtre ("la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade" glisse Flaubert dans une parenthèse), elle guette désespérément le bonheur, l'amour et l'aventure. Cependant, ses attentes et ses espoirs se heurtent violemment à la réalité de la société du XIXème siècle, plus généralement à la réalité morne du quotidien. Emma n'est d'ailleurs pas la seule à suivre de telles chimères : beaucoup de personnages sont au final des "Madame Bovary", chacun à leur façon. Il y a surtout Léon, l'un des amants, perclu lui aussi de rêveries romanesques. Leur première conversation, à l'arrivée à Yonville des Bovary, véhicule les derniers clichés du romantisme, entre les couchers de soleil sur la plage et le sublime des paysages de montagne "qui vous élève l'âme". D'un tempérament faible et assez enclin à la soumission, (beaucoup plus d'ailleurs que Madame Bovary) il se rangera, mettra au placard ses idéaux en épousant une Mlle Leboeuf, au nom délicieusement prosaïque. Difficile d'évoquer toute la galerie de personnages que convoque Flaubert : tous, jusqu'au petit figurant, ont leur petite particularité qui les rend potentiellement intéressants. Entre Rodolphe, Don Juan de campagne sans grande envergure ; Bournisien, tenant du discours religieux sourd aux exclamations du dehors ; ou encore Homais, ce pharmacien dévoré d'ambition, héraut d'un langage révolutionnaire et philosophique dénaturé, mal compris, repris par les bourgeois en mal de pouvoir, rejetant la religion en bloc par angoisse de la mort pour se tourner vers le scientisme, envahissant, omniprésent ... On ne sait plus trop où donner de la tête. Toujours est-il que toutes ces figures, de la plus présente à la plus insignifiante, nous disent quelque chose de l'époque et de ses mentalités, quelque chose de l'homme (d'hier comme d'aujourd'hui) et de ses comportements.


Dans cet ou
vrage où le style est d'une incroyable fluidité et où l'on peut se laisser porter sans presque y porter attention, le lecteur se doit d'être un peu vigilant. En effet, il doit souvent se débrouiller par lui-même, le narrateur demeurant curieusement absent au fil de l'histoire, n'apparaissant que pour nous livrer de courts commentaires de temps à autres (discrètement!). Il s'agit d'un roman à construire pour chacun d'entre nous, l'auteur-narrateur rechignant à nous prendre par la main pour nous guider au sein de son histoire. Ce dernier préfère rester muet, exposer la situation, parfois assez froidement, sans jugement de valeur, sans grandes indications, laissant ainsi le lecteur tirer ses propres conclusions. Les pistes sont nombreuses, il n'y a pas à dire, mais les silences aussi. D'ailleurs, cela vaudra à Flaubert un procès, la justice contemporaine jugeant le roman immoral car il n'y avait aucune condamnation explicite, aucun personnage positif pour donner l'exemple face à la vie d'Emma Bovary ...


Madame Bovary est un roman beaucoup lu, beaucoup cité, que ce soit dans le cadre scolaire, dans la blogosphère littéraire, ... Et le livre en souffre parfois. Peut-on vraiment s'identifier au personnage d'Emma et en tirer plaisir ? Quelles étiquettes coller sur la couverture du roman sans trop la dégrader ? Une chose est certaine, cependant : pas de réel romantisme chez Madame Bovary. L'ouvrage, qui se construit justement en opposition à cette littérature, en dénonce l'image pervertie et stéréotypée qui circule à l'époque. Réaliste, alors ? Il ne faut pas oublier que Flaubert a toujours refusé cette qualification. Il y a une part de réalisme dans cette œuvre, par l'importance de la documentation rassemblée par l'auteur, par certaines descriptions notamment des lieux, par le soin apporté à la représentation d'une couche sociale et de son quotidien. On peut penser au comice agricole auquel a assisté Flaubert pour le chapitre VIII de sa Deuxième partie (il dit même en être revenu "mort de fatigue et d'ennui") ou encore aux traités médicaux qu'il a lus pour l'épisode du pied bot ! Malgré cela, le roman dépasse de loin cette qualification. Les descriptions, fort nombreuses et parfois longues, ne servent pas uniquement à rendre compte d'une réalité qu'il s'agirait de décrire le plus fidèlement possible. Dans les premières pages, la grande description de la casquette de Charbovary * ne permet pas un instant de visualiser l'objet et symbolise bien plus le ridicule du personnage (qui par ailleurs doit pour punition conjuguer le verbe "ridiculus sum" ...).


En tout cas, je suis certaine d'une chose : c'est que je peux d'ores et déjà dire que Madame Bovary figure parmi les meilleurs romans que j'aie jamais lus. Œuvre noire et pessimiste, contant le destin tragique d'une femme dans la société du XIXème siècle, elle n'est pas dépourvue d'humour : la violence de la satire, le ridicule des situations confèrent à ce livre un certain grotesque. Magistralement écrit et d'une richesse incroyable, il peut nous amener vers une réflexion sur nous-même et sur le monde qui nous entoure, même aujourd'hui. Surtout aujourd'hui.

A découvrir et à redécouvrir !



* Le grand défi Charbovary : Si quelqu'un parvient à visualiser précisément l'objet en question, je lui donne un chocolat :

"C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait."

Image : 1. Millais - L'attente
2.Isabelle Huppert dans le film de Claude Chabrol.

6 billet(s):

Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

jeudi, 07 août, 2008  

(Le même, mais avec un peu moins de fautes ! Dur dur d'écrire à 02h00...)

Brève, claire, précise, synthétisant finement les principales richesses du roman : Voilà une note bien digne de ton blog ! :-)

Toutefois, comme je suis un abominable bonhomme, je me permets de gloser sur deux points de détail :

- Le premier concerne l'intériorité des personnages. Tu dis que tous les personnages sont pourvus d'une intériorité : si par là tu entends que Flaubert s'est attaché à conférer à chacun une psychologie et un comportement suffisamment fouillé pour être crédible, d'évidence tu as raison. Mais si tu veux dire que l'intériorité psychologique de chaque personnage nous est donnée à voir, il y a une exception voulue et d'importance pour l'intelligence de l'oeuvre : Le pharmacien, M. Homais. Il faut préciser que, chez Flaubert, l'attribution à un personnage d'une intériorité se traduit stylistiquement par le recourt au monologue intérieur : le lecteur accède ainsi aux pensées du personnage "privilégié", et le voit sans fard, dans sa pure nudité psychologique. Or, aux yeux de Flaubert, Homais, c'est le vide ontologique, le négation de l'intelligence, ou, si l'on veut le dire autrement, la médiocrité d'une bourgeoisie provinciale ambitieuse personnifiée - avec tout ce que cela suppose de basses flatteries, d'envie, d'injustices, etc. Il n'a pas d'intériorité tout simplement parce qu'aucune de ses paroles ne lui est propre : bien qu'il ramène toute chose à sa personne, ses discours ne sont qu'une suite de préjugés ou d'idées en vogue dans la classe carnassière et imbécile qu'il représente. Résultat : Homais est privé par Flaubert de tout monologue intérieur. Je complète ainsi ce que tu as assez justement écrit dans ton article : non seulement Flaubert crée et décrit avec virtuosité l'intériorité de la plupart de ses personnages, mais encore il excelle à en faire ressortir l'absence chez certains autres, et cela malgré le rôle envahissant qu'il leur fait tenir dans son oeuvre !(Dans une certaine mesure, ce développement vaut aussi pour Lheureux, l'autre carnassier du roman.)

- Le deuxième point concerne la vision du romantisme que véhicule l'oeuvre. Tu dis, à fort juste titre il me semble, que Mme Bovary n'est et ne saurait être considérée comme une oeuvre romantique ; puis, un peu rapidement peut-être, tu ajoutes : "L'ouvrage, qui se construit justement en opposition à cette littérature, en dénonce l'image pervertie et stéréotypée qui circule à l'époque." Je suis assez d'accord, mais je crois que ça va plus loin encore : Flaubert ne se contente pas de dénoncer (d'ailleurs il ne dénonce rien explicitement : le narrateur est "absent de l'oeuvre comme Dieu de sa création") un romantisme dénaturé : c'est le romantisme même , en tant que sensibilité littéraire et philosophique, qui est donné à voir comme ridicule au sein de l'oeuvre ! Que nous montre Flaubert ? Au fond, il illustre la pensée de Stendhal : la mélancolie qui se répand parmi les jeunes gens de cet époque n'est que le fruit de l'ennui. Quels terrains fertiles forment les âmes de Léon et d'Emma ! Bien sûr, leur romantisme est fade et médiocre, dénaturé si l'on veut, à l'image de ce qu'ils sont eux-mêmes ; mais c'est bien le mouvement lui-même qui est montré comme vain et grotesque : quand bien même les personnages auraient eu du génie, de la grandeur, le principe premier du romantisme n'en serait-il pas moins resté un ennui profond et une volonté de nier un monde qu'on n'arrive pas à accepter ? On notera d'ailleurs une pique certaine lancé contre Lamartine, puisque dans leur ridicule, nos jeunes premiers romantiques chantent et récitent "Le lac"... Si l'on spécule un peu, on s'imaginera facilement tout le bien que pouvait penser Flaubert d'un auteur qui déclarait boire vivant l'eau du Léthé pour avoir déjà vécu et souffert trop fort ! Ailleurs, on peut également relever des allusions à certaines oeuvres de Victor Hugo, notamment Notre Dame de Paris, qui semble une des lectures de jeunesse d'Emma. Non, décidément, Flaubert n'aimait pas le romantisme, et même sans le savoir, je crois que l'on peut sentir la causticité de son regard sur ce mouvement : tu dis que l'œuvre se construit CONTRE ce mouvement, sans doute, mais cela n'implique pas qu'elle le déconstruise et en montre l'inanité à travers le récit même : l'absence d'héroïsme, de grandeur, les passions fades des personnages, l'action plate, etc. tout cela était suffisant pour construire une œuvre CONTRE le romantisme. Flaubert va plus loin. Et cela d'autant plus subtilement qu'il ne dénonce pas, il ne fait pas une satire, ou un pamphlet contre le mouvement : il met en scène, impassiblement. Il donne à voir. Il nous met devant le fait accompli, et semble nous forcer à penser "au fond, le romantisme, c'est un truc pour les nantis désœuvrés..."

Enfin, à part ces deux points de détails infimes, sur lesquels je me permets de donner mon avis tout personnel, je trouve sincèrement que ta note est de grande qualité ! Continue comme ça, donne nous plein de bon plaisir de la cyber-lecture ! :-P

jeudi, 07 août, 2008  

Il faut définitivement que je relise ce roman. Définitivement parce qu'il semble que je sois réellement passée à côté de quelque chose, lors de la lecture "obligée" que j'ai dû en faire à l'âge vénérable de 14 ans! Je vais le remettre dans la PAL, je crois!

jeudi, 07 août, 2008  

Ah oui, la fameuse casquette :D
Je l'avais étudié en deuxième année, Madame Bovary (enfin, "étudié" est un grand mot
-__-). Si jamais tu veux voir les films, je te conseille celui de Chabrol, avec Isabelle Huppert!
Bises.

jeudi, 07 août, 2008  

Un roman que j'avais moi aussi dévoré ... Un bijou!

dimanche, 10 août, 2008  

karine : je ne saurais que te le recommander ! Quand on se penche un peu dessus, c'est une lecture vraiment géniale et très enrichissante. ;)

fantaisie héroïque : Oui, je l'ai vu un peu avant ma relecture du livre. Ce n'est pas pour rien que j'ai pris une photo d'Isabelle Huppert pour illustration. Il est vrai que ce film est intéressant : les acteurs me semblent bons, et je trouve la scène des Comices vraiment bien réussie. Mais adapter un tel livre ... Quel défi !

Romanza : Contente de l'apprendre. =)

Antisthène Ocyrhoé : Pour le premier point, je voulais dire que chaque personnage était doté d'une psychologie et d'un comportement fouillés. Mais il est vrai que ma formule pouvait prêter à confusion et j'ai volontairement occulté le cas Homais par soucis de brièveté. Merci de faire cette précision, ça permet de clarifier les choses à ce sujet ! :)
Bien vu aussi par rapport à la vision du romantisme. J'avoue n'avoir pas forcément creusé jusque là, également par souci de brièveté, la note étant déjà très longue. Merci pour ces indications, nous en avions déjà parlé, mais je voulais mettre une réponse directement sur le blog. ;)

samedi, 23 août, 2008  

Article plus récent Article plus ancien Accueil