Histrions et saltimbanques.

Il y avait un spectacle qui passait sur Arte ces derniers jours, et dont la présentation m'avait quelque peu interpelée. Je l'ai regardé sur le site de la chaîne, dans une petite fenêtre, après m'être lamentée d'avoir manqué la diffusion. Ce spectacle n'est autre qu'un spectacle de clowns intitulé Semianyki - ce qui signifie la famille. Je retranscris ici la description, proposée par la chaîne : "Peut-on tuer le père à l'aide de sparadrap ? Chasser à l'intérieur d'un piano ? Plumer un canard à roulettes ? La vie de famille vue par le Teatr Licedei, c'est une chaloupe folle où s'enchaînent à un train d'enfer effets spéciaux, danses, sketches, émotions, catastrophes et fous rires. Un chaos domestique dans lequel, contre vents et marées, l'amour circule et la vie continue."

Ces clowns iconoclastes dressent le portrait d'une famille déjantée, à grands renforts de bruitages, mimes, acrobaties et effets de lumière. Le tout, sans paroles. On finit par entrer à leur suite dans ce quotidien impossible, entre un père alcoolique toujours prêt à partir, une mère enceinte jusqu'aux dents, et quatre enfants presqu'incontrôlables qui se battent pour exister. Surprenant, parfois inquiétant, souvent drôle, Semianyki apparaît comme un spectacle inclassable, au carrefour de multiples influences : cinéma muet, tradition du mime, cirque, spectacles contemporains. Dans le bric-à-brac miteux de cette maison se succèdent les sketches les plus innocents et les plus cruels, à l'image de la vie et de ses rebondissements. Quant au public qui pensait pouvoir regarder le spectacle tranquillement, à distance, confortablement installé dans son fauteuil, il est introduit bien malgré lui dans ce désordre généralisé, pris à partie, aspergé, invité sur scène ou encore bombardé d'oreillers. J'ai passé un très agréable moment devant mon écran, à découvrir les mésaventures de cette famille de pitres si drôles, à dessein ou bien malgré eux selon les situations.

Cela fait déjà pas mal de raisons pour apprécier ce spectacle. Je me permettrai pourtant d'en rajouter une, particulièrement personnelle. Beaucoup de gens avouent avoir peur des clowns et moi-même, je ne sais pas trop comment considérer ces étranges personnages au visage enfariné et au nez barbouillé de rouge. Je me souviens d'un soir d'insomnie, où je m'étais affalée devant la télévision : ce jour-là, Arte diffusait un documentaire ou un film, qui portait sur les clowns italiens et leur histoire ; a posteriori, je crois pouvoir dire qu'il s'agissait du film de Fellini, même si je n'en conserve que quelques images un peu floues. Peu importe, au fond. Toujours est-il que ces personnages étaient inquiétants, à gesticuler en tous sens avec leur "face imberbe au cold-cream" et leur "air d'hydrocéphale asperge"1 ... Pourtant, j'étais incapable de trouver en quoi, précisément, je les trouvais effrayants. Je pense que ce qui m'avait alors impressionnée, c'était cette folie furieuse qui semblait les agiter, cette violence, cette énergie vitale et, aussi, cette apparente irresponsabilité. On me pardonnera le parallèle un peu naïf, mais c'était la troupe comique dans le film Dumbo de Walt Disney, qui laisse brûler l'enfant tout en aspergeant les fleurs. Liée au clown et particulièrement au clown blanc, il y a aussi la figure du Pierrot qui m'attire, ce "rêveur lunaire du vieil air"2 tour à tour drôle - à ses dépens -, mélancolique et inquiétant.

Alors c'est aussi pour ça que Semianyki m'a attirée et que, je n'ai pas su l'arrêter une fois la vidéo lancée. Devant cette représentation, j'ai ressenti cette énergie vitale et cette folie douce qui m'avait déjà marquée, à la vue du documentaire et de ses vieilles images. La réalité transparaît jusque dans les gestes les plus outrés et les grimaces les plus grotesques ; on l'entrevoit sans peine derrière l'humour grinçant. Il y a quelque chose qui m'a touchée dans ce spectacle, et je ne saurais dire exactement quoi. Comme cette figure de clown triste errant dans L'ange bleu, comme ces poèmes de Jules Laforgue que je me plais à relire sans cesse, comme ces images lointaines qui ont presque disparu de ma mémoire. La troupe du Licedei propose, à travers cette représentation, un véritable art burlesque mis en scène avec beaucoup d'originalité, mêlant la démence à la poésie, l'absurde à l'émotion. Clownesque, mais s'assumant comme tel.


{Pour information, le spectacle est rediffusé sur Arte
le lundi 9 juin 2008 à 09:55, le 15 à 9h15 et le 18 à 03h.}

Images
: Affiche de Semianyki.

Citations : 1. Pierrots I de Laforgue.

2. Pierrot de Verlaine.

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