Marionnettes, voilà comment Thackeray présente ses personnages dès les premières lignes de ce livre épais qu'est La foire aux Vanités. Ce roman étale devant nos yeux une galerie riche en personnages ; sans héros prédéfini, le metteur en scène dirige les lumières de ses projecteurs d'un protagoniste à l'autre, sans jamais s'arrêter trop longtemps au même endroit. Au centre de ce roman, cinq jeunes gens - deux couples, un célibataire - aux prises avec la société mondaine. Thackeray nous décrit par petites touches l'Angleterre de 1815 ; ici, pas de grands personnages historiques, peu de grandes batailles ni de grands évènements ; juste des bouts de vie qui basculent, au fil des guerres, spéculations et promotions sociales. En ce sens, j'ai un peu pensé à Stendhal et à son "petit fait vrai" bien plus à même de retranscrire le climat d'une époque que la description de grands faits historiques. Comme lui, Thackeray écrit sans grand recul sur son propre temps, et les évènements majeurs de l'Histoire anglaise sont relégués au second plan, ils deviennent, par de simples allusions, de simples éléments du décor. A travers ce livre, ce que l'auteur appelle la "Foire aux Vanités" apparaît dans son inquiétante ampleur, immense fresque de cette première moitié du XIXème siècle. Je me permets d'ailleurs d'utiliser ce mot de fresque pour deux raisons : à cause de la grosseur du livre et de la galerie de personnages évoqués bien sûr, mais également le mode de publication qui a été utilisé : en effet, ce roman, comme beaucoup d'autres de son époque, a été publié en feuilletons ; l'auteur devait donc écrire ses chapitres rapidement, dans une longueur limitée et sans pouvoir retoucher quoi que ce soit, les chapitres précédents étant déjà aux mains du public.*

"On peut suivre, pour s'édifier et s'instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de la famille ; contempler ce cortège si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l'entrepreneur des pompes funèbres qui s'agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléances d'un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle : 'Le très cher frère que nous venons de perdre, etc.' enfin tout l'étalage de vanités réservées à ce jour suprême depuis les housses de velours couvertes de larmes d'argent jusqu'à la pierre qui couvre la tombe et où l'on ne grave jamais que des mensonges."

Nous suivons donc l'histoire de nos personnages principaux sans pour autant pouvoir désigner parmi eux un rôle principal. Malgré cela, j'ai retenu Amélia Sedley, caricature de douceur et de naïveté, mais néanmoins égoïste et aveuglée ; le major Dobbin, pantin maladroit mais attendrissant, qui ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à être complètement désintéressé dans sa générosité et enfin Becky Sharp, jeune femme sans argent et sans titre qui gravit les niveaux de la Foire aux Vanités par sa ruse, son hypocrisie et son habileté. Etrangement, elle ne m'a pas paru aussi détestable que ça, cette demoiselle Becky, j'ai d'ailleurs trouvé son personnage assez attirant. On sent d'ailleurs une certaine complaisance du narrateur à l'égard de cette marionnette calculatrice : au final, ce n'est plus elle qui est véritablement condamnée, mais plutôt la société qui ne permet une ascension sociale que si on utilise des moyens immoraux pour y parvenir.

Cette société, Thackeray la fustige, parfois férocement, souvent avec humour. Ce qui m'a beaucoup marquée dans cette lecture, c'est le ton utilisé par le narrateur, qui ne cesse de jouer avec ses pantins, avec un réel sens de la formule et une ironie dévastatrice. La Foire aux Vanités offre un mélange de ton, entre le pathétique et le grotesque ... Et c'est souvent le rire qui l'emporte. Mais finalement, la morale demeure ambigüe, car même le personnage qui semble le plus pur et le plus désintéressé tombe dans les fautes d'orgueil et d'égoïsme tandis que le plus vaniteux et le plus hypocrite n'est pas incapable de bonnes actions. Le monde que nous esquisse l'auteur est un monde sans pitié, baignant dans le vice mais refusant d'entendre son nom, où tout n'est qu'hypocrisie et simulation. Sorte de Julien Sorel au féminin, Becky intrigue et planifie sa vie en fin stragège, en se disant à elle-même : "Il n'est pas bien difficile de faire la grande dame dans un château, [...] je pourrais être une femme vertueuse si j'avais cinq mille livres sterlings de revenu." J'ajouterais à cela que le narrateur garde souvent une certaine distance par rapport à son récit et à ses personnages, il ne se départ presque jamais de son rôle de montreur de marionnettes, et joue à commenter ça et là les évènements de son livre, à justifier ses choix, à refuser de nous parler de certaines choses, en feignant l'ignorance. Commençant d'ailleurs à lire un roman de son contemporain, Dickens, je suis très surprise du décalage entre ces deux hommes : là où Thackeray nous conte son histoire avec humour et recul, Dickens mise beaucoup plus sur le pathos pur et dur. Le décalage entre les œuvres de ces deux écrivains est finalement intéressant, et permet de justifier en partie le peu d'estime de Thackeray pour Dickens, et d'expliquer la grande différence de notoriété et de succès entre eux.

La Foire aux Vanités est donc un livre imposant qui m'a d'abord un peu effrayée - si bien que je pensais d'abord lire Barry Lindon du même auteur - mais je suis heureuse de m'être ravisée et d'avoir découvert ce classique de la littérature anglaise, qui m'a tenue en haleine jusqu'au bout et m'a donné l'occasion de rire et de réfléchir sur la société ; celle d'autrefois comme celle d'aujourd'hui. En effet, quoi que l'on puisse croire, ce roman publié en 1848 conserve une certaine fraîcheur et une certaine actualité dans ce qu'il met en scène.


* Or, cela s'apparente assez dans mon esprit à la technique de la fresque en peinture qui constitue à peindre sur l'enduit encore frais une partie du tableau, rapidement et sans possibilité de retouches.

Images : Nadya Lev
Musique : Stravinski - Russian Dance

5 billet(s):

Je retrouve mes propres impressions de lecture, avec cette ambiguïté de l'auteur quant à la morale de l'histoire. Car on s'amuse en effet beaucoup plus avec Beckie l'aventurière qu'avec Amelia, qui est très plan plan ! Mais difficile de s'attacher à un personnage en particulier tellement ils sont tous ridicules et egoïstes.

vendredi, 07 mars, 2008  

J'ai lu ce livre il y a plusieurs années et j'en garde un bon souvenir quoi qu'asssez vague. Je me rappelle m'être, comme vous, questionnée sur le côté moral de la chose! La définition de marionnettes leur convient assez bien!!!

mardi, 11 mars, 2008  

L'étude qu'on avait fait en anglais m'avait enthousiasmée - les Anglais ont vraiment un sens du mordant que l'on trouve rarement dans la littérature française- et cette critique achève de me donner envie de le lire. Vu la longueur et le concours blanc, je crois que je vais me le réserver pour les vacances !

jeudi, 13 mars, 2008  

J'ai ce livre dans un de mes challenges de l'année et ton billet me donne envie de m'y mettre bientôt (quoique d'une façon générale, j'ai beaucoup trop d'envies de lecture je dois dire) j'aime comme toi le côté mordant de l'humour et de la satire sociale britannique... j'ai hâte de découvrir celui de thackeray

vendredi, 21 mars, 2008  

ca m'a donné envie de le lire, je vais l'ajouter à ma p'tite liste

samedi, 13 septembre, 2008  

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