"Tapisserie usée et surannée,
Banale comme un décor d'opéra,
Factice, hélas ! comme ma destinée ?"
Verlaine, Allégorie

Le choix d'une oeuvre pour la lettre L ne fut pas une mince affaire. J'ai longtemps pensé découvrir Les chants de Maldoror de Lautréamont, oeuvre atypique dont j'avais beaucoup entendu parler jusque là. D'hésitations en hésitations, j'ai songé à relire plus attentivement l'un des recueils de poésies de Jules Laforgue, avant de me dire que j'embêtais beaucoup mes lecteurs avec ce bonhomme-là (n'a-t-il pas déjà été à l'honneur deux fois pour le poème du mois ?) C'est finalement en empruntant cette anthologie à la bibliothèque que je suis tombée sur "l'auteur-en-L" pour mon challenge ABC : Jean Lorrain.

Monsieur de Bougrelon est un écrit de longueur intermédiaire qui se situe à mi-chemin entre le roman et la nouvelle. Le narrateur et son compagnon, deux touristes perdus dans une Amsterdam brumeuse, se font guider par un étrange personnage, espèce de vieil aristocrate mal fagoté qui leur conte les impressions et les souvenirs de son vieux temps. Exilé de sa terre natale, ce "vieux-beau" aux allures de dandy les emmène au gré de ses envies et leur fait découvrir une toute autre réalité. Plus poétique, plus étrange, plus malsaine également. Le livre est donc constitué des différentes évocations de Monsieur de Bougrelon qui apparaît et disparaît de manière inattendue à chaque chapitre et qui ne cesse de parler à nos deux personnages, sans ordre véritable, par associations d'idées.

Le style de ce petit texte m'a tout de suite sauté aux yeux. Très descriptif, usant d'un vocabulaire et de comparaisons marquantes, il a le mérite de nous dresser un tableau vivant des visions du "vieux fantoche", comme aime à l'appeler le narrateur. En effet, nous avons affaire à une subjectivité, à un point de vue précis et non à un énoncé objectif d'une réalité du monde. Toute la ville d'Amsterdam, ses monuments, ses musées, ses visages errant dans les rues, tout passe par la vision du personnage : nous avons affaire à un esprit qui énonce ses propres jugements, à un œil qui déforme le réel à sa guise. Et il ne s'agit pas de n'importe quel conscience : Monsieur de Bougrelon est un vieillard, vestige d'une époque passée et révolue depuis bien longtemps, un homme-poupée qui s'attife et se maquille et qui ne tient plus que par le souvenir et l'artifice, un être qui refuse le monde d'aujourd'hui avec ses technologies, ses nouvelles classes. Le vieux bonhomme, fantôme anachronique, en parfait décalage avec tout ce qui se passe autour de lui, finit par devenir presque nécessaire aux deux touristes, ravagés par l'ennui et le dégoût.
Avec cette histoire, Jean Lorrain jongle assez habilement avec un mythe en créant une figure ambigüe, entre le personnage intemporel au phrasé poétique, qui joue avec les mots, les images avec emphase, et le vieil homme fatigué de son temps, figure fragile et grotesque. Ce court roman rassemble, à travers ses souvenirs, une collection de vices, d'étrangetés, sorte de cabinet de curiosités, intriguant et malsain à la fois. Entre l'Espagnole tatouée aux 15 gemmes incrustées dans la peau, le regard vert des Barbara(s), l'ananas en bocal, la description de la salle des costumes du musée, véritable "Boudoir des Mortes", Monsieur de Bourguelon, la fourrure d'un caniche dépecé en guise de manchon, nous invite au voyage, mais un voyage morne et las, dans un passé peuplé de spectres, pour fuir un présent qui fait peur.
Entre produit de l'imagination, réalité triste et saltimbanque de foire, Monsieur de Bourguelon est une figure assez marquante, touchante, mystérieuse et drolesque à la fois. Vision diaphane prête à s'évanouir dans les brumes, il nous apparaît finalement dans sa morne vérité : grand aristocrate désargenté ou vulgaire musicien de cabaret, il n'en reste pas moins une image parmi d'autres de gentilhomme hautain, inaccessible et décadent.

Une étonnante découverte.


Images : Adrien Étienne Drian (1885–1961)
pour l'édition de Monsieur de Bougrelon, Paris, Devambez (1927)

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