Jules Laforgue, Crépusculaires

On me dira peut-être que je manque d'imagination : j'avais déjà cité du Laforgue en "Poème du mois". Mais il faut dire que sa poésie me touche particulièrement et que plus je le découvre, plus je m'y attache. Déclencheur d'impressions ; mélange des registres de langue, entre mots rares et tournures familières ; complaintes diverses où se mêlent le rire sarcastique et un pessimisme latent ; personnages anonymes et décadents, pierrots blancs et faces lunaires.




Complainte des crépuscules célibataires

C'est l'existence des passants...
Oh ! tant d'histoires personnelles !...
Qu'amèrement intéressant
De se navrer de leur kyrielle !

Ils s'en vont flairés d'obscurs chiens,
Ou portent des paquets, ou flânent...
Ah ! sont-ils assez quotidiens,
Tueurs de temps et monomanes,

Et lorgneurs d'or comme de strass
Aux quotidiennes devantures ! ...
La vitrine allume son gaz,
Toujours de nouvelles figures ...

Oh ! que tout m'est accidentel !
Oh ! j'ai-t-y l'âme perpétuelle !...
Hélas, dans ce cas, rien de tel
Que de pleurer une infidèle !...

Mais qu'ai-je donc laissé là-bas,
Rien. Eh ! voilà mon grand reproche !
Ô culte d'un Dieu qui n'est pas
Quand feras-tu taire tes cloches !...

Je vague depuis le matin,
En proie à des loisirs coupables,
Epiant quelque grand destin
Dans l'œil de mes douces semblables

Oh ! rien qu'un lâche point d'arrêt
Dans mon destin qui se dévide !...
Un amour pour moi tout exprès
En un chez nous de chrysalide !...

Un simple cœur, et des regards
Purs de tout esprit de conquête,
Je suis si exténué d'art !
Me répéter, oh ! mal de tête !...

Va, et les gouttières de l'ennui !
Ça goutte, goutte sur ma nuque...
Ça claque, claque à petit bruit...
Oh ! ça claquera jusque... jusque ?...





Image : Caillebotte - Boulevard des Italiens
& Rue de Paris par temps de pluie

Musique : René Aubry - Frénésie

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