Voilà que je reprends mon programme du challenge ABC avec cette lecture, heureuse surprise de la part d'Aelys à l'occasion d'un Swap. Le livre entre les mains, je m'étais alors promis de commencer par celui-là, et je ne le regrette pas ...

A rebours est un ouvrage étrange et assez déstabilisant au premier aspect. La couverture offre aux regards un tableau d'Odilon Redon, Les yeux clos, baigné de teintes douces, entre gris-parme et marron clair. Une notice nous présente le personnage principal - ou le personnage, tout simplement - en donnant quelques éléments de généalogie, des bouts d'enfance expédiés ça et là, et enfin donne l'image que notre héros garde du monde : un tableau amer et méprisant. Après un repas de deuil artificiel et surprenant, comme un rite de passage, il s'enferme dans sa demeure de Fontenay, coupé du monde, se créant des univers, cherchant les plaisirs les plus raffinés, s'enfermant lui-même dans l'art et la littérature. Des Esseintes est un personnage en quête d'absolu, qui cherche à fuir un réel malaise qu'il ne parvient pas à expliquer, malaise qui se matérialise physiquement en lui à grand renforts de vertiges et autres nausées. Chaque chapitre se tourne alors vers un des moyens de fuite, un des points de fuite du personnage : couleurs des tapisseries, bibliothèque, joaillerie, musique, parfumerie. Des Esseintes court partout après la lumière de l'art, se constituant chez lui un musée imaginaire, nourri de ses goûts et de ses idéaux, refusant les sages classiques pour se tourner vers les poètes décadents, les allumés du verbe, les belles maladresses. On ne peut pas dire qu'il se passe grand chose, concrètement, dans ce roman. Le héros revit sa vie à rebours, chaque expérience esthétique ou physique donnant lieu à un déferlement de pensées sans suite et de souvenirs, plus ou moins obsédants. Dans son mal-être, Des Esseintes revit un pénible épisode chez un dentiste de quartier, retrace les esquisses de ses premières "amours". On le suit, tant bien que mal, dans ces pérégrinations de l'esprit et de la mémoire, au fil des rêves, des énumérations érudites, des jugements péremptoires, des angoisses, des souvenirs à effacer..

Cet ouvrage est un véritable florilège, compilant de nombreux morceaux de bravoure, empli d'errances , de langueurs et de soliloques. Des Esseintes cherche à se fabriquer de toutes pièces une retraite à son image, lui permettant de fixer son attention sur de belles choses, et de fuir ce mal-être qui le hante. Seulement, par l'empiètement des arts sur les autres, cette construction réintroduit la dispersion et le doute au sein même de cet univers où le héros cherche à se retrouver. Le personnage jongle adroitement avec les arts et le plaisir qu'ils lui procurent, fait copier des poèmes de Baudelaire à la manière d'un manuscrit religieux, compose ou récrée des symphonies par ses mélanges d'alcool, cherche avec angoisse à accorder au mieux les différentes couleurs de l'appartement. Roman synesthésique (où les perceptions sensorielles ne cessent de se mêler et de s'entremêler), roman de l'errance et de la névrose, A rebours semble déjà relever du stream of consciousness.

A rebours, à travers son écriture, très poétique, très imagée, au vocabulaire recherché et surprenant, constitue un éloge de l'artifice et de la création. Le personnage qui s'est réfugié dans l'art propose une vision de la création esthétique qui correspond en grande partie à l'écriture même du livre. L'image du maquillage et du déguisement y sont par ailleurs prépondérantes, avec plusieurs occurrences de la figure du pierrot, figure pathétique et grotesque, que l'on retrouve souvent dans les œuvres décadentes. Certaines descriptions sont ici tout à fait étonnantes, dans leur recours aux images et dans leur façon d'utiliser la langue, m'évoquant bien plus un tableau impressionniste, voire un tableau fauve qu'un véritable paysage.
" Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon et enduite de blanc cold-cream ; dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas arfums d'épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiette. En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage ne déplaisait pas à Des Esseintes."

Misanthrope fini, personnage hanté par un questionnement incessant, le héros que nous suivons est pathétique et ridicule à la fois. Dans un élan soudain, il fait tous les préparatifs nécessaires à un long voyage à l'étranger mais considère avoir vu ce qu'il voulait de l'Angleterre en buvant dans un bistrot peuplé d'anglais rue d'Amsterdam. C'est d'ailleurs l'occasion d'une description assez burlesque où je n'ai pu m'empêcher d'imaginer des anglais à tête de peintures d'Arcimboldo, les mots plus ou moins rattachés au légume étant assez nombreux dans le passage. On est souvent porté à sourire devant les excès de ce bonhomme étrange qui fait dorer et sertir de pierres la carapace de sa tortue pour l'assortir à son tapis et se ronge les ongles d'angoisse pour trouver les coloris appropriés pour les pierreries. Il ne nous en fait pas moins frissonner lorsqu'il se lance dans des réflexions désabusées sur le monde alentours : " Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que celle qui, tout en invoquant les intérêts de l'humanité, cherche à perfectionner les anesthésiques pour supprimer la souffrance physique et prépare, en même temps, de tels stimulants pour aggraver la douleur morale ! " La fin du roman m'a paru arriver assez vite, finalement, j'ai été même surprise par cette conclusion en appel, ce cri d'angoisse en suspens, cet ultime appel à Dieu, nouvel absolu, face à un avenir plus qu'incertain.

Cette écriture poétique, imagée, faisant sans cesse appel aux différents sens, cette
écriture descriptive et très visuelle m'a beaucoup plu ; ce livre m'a tour à tour amusée et transportée. Ce fut pour moi une réelle découverte de lecture, si bien que je ne parviens pas à cesser d'en parler. Cependant, une fois l'appareil critique terminé, ce billet publié, j'espère avoir assez "digéré" cet ouvrage pour en commencer un autre, tout à fait différent, qui attends sur ma bibliothèque. Il faut croire que j'entre dans une phase de boulimie de lecture ... Pour terminer cette note, je n'ai plus qu'une chose à dire : merci Aelys pour cette découverte.

Deux extraits du roman sur son blog : L'orgue à bouche et Une danseuse.

Images :
Esquisse de Gustave Moreau
Bocklin - La forêt
Odilon Redon - Le silence

7 billet(s):

Alors, tu ne l'avais pas sur tes rayons... ouf...
Merci d'avoir fait revivre dans mon esprit, au fil de cette superbe critique (quelle aisance dans tes mots) une oeuvre richen esthétique et surprenante que j'ai lue, relue et relue en y découvrant toujours quelque chose.
Je suis heureuse que Huysmans t'ait plu... Je te récris très vite, le temps libre commence à refaire son apparition dans mon agenda ;). Amitiés.

jeudi, 07 février, 2008  

Taguée !!!
http://lectures.madamecharlotte.com/bibliofolle/?p=523

samedi, 09 février, 2008  

Et de deux : taguée !

lundi, 11 février, 2008  

Je suis contente qu'il t'ai plu, Huysmans est un auteur que j'admire beaucoup...
Tu me diras si tu lis d'autres de ses livres ;)

samedi, 16 février, 2008  

Une bien belle note, qui ne peut que susciter la curiosité.

jeudi, 21 février, 2008  

Tout à fait d'accord. Même si j'ai peut-être été un peu moins enthousiaste, vu que je l'avais lu dans le cadre de cours. C'est précisément le "yellow" ou "poisonous" book que l'on trouve dans le Portrait de Dorian Gray. Lorsque Lord Henry demande au personnage éponyme s'il l'a aimé, il répond (de mémoire) "I didn't say I liked it, I said it fascinated me. There's a great difference." Et je ne sais pas pourquoi, cela m'a semblé une remarque extrêmement juste.

lundi, 25 février, 2008  

C'est un très beau blog et une très belle description de ce livre qui m'a l'air d'être une délicieuse lecture.

mercredi, 18 décembre, 2013  

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